Une nuit avec Serpoga (4)



4. Les soldes selon Jean-Arnold



Devant lui un astronome parlait, parlait, parlait. Après sa courte nuit, Serpoga avait réussi à rester concentré, et maintenant que la partie professionnelle de la conversation était terminée, il laissait vagabonder son esprit. A côté de lui, son chef, qui semblait lui aussi embarrassé par les idées politico-financières passionnées de leur collègue bavard. Mais plus poli, ou plus habitué, ce dernier suivait, alimentait la conversation et cela durait, durait, durait. Derrière leur interlocuteur, un radiateur ou une sorte de ventilation intégrée au mur, que l’architecte avait eu la mauvaise idée de peindre en blanc et de strier de trous fins et rectangulaires. Serpoga était peu intéressé par la conversation, il n’avait pas beaucoup dormi et surtout il avait découvert un aspect surprenant de la vie nocturne du Carrefour de Rambouillet. Cette illusion d’optique qui se détachait derrière la tête du bavard était une vraie torture. Il aurait aimé fermer les yeux plutôt que de subir la danse des traits noirs et blancs chahutés par les mouvements de tête du bonhomme. Le résultat lui donnait le vertige, la salle commençait à tournoyer et Serpoga trouvait mille astuces pour ne pas regarder celui qui parlait.

Faire l’intéressé était un vieil exercice. En cours, en soirée, en réunion, Serpoga savait prendre l’air profondément concerné, voire plongé dans une analyse poussée de ce qu’on lui présentait alors qu’il pensait à complètement autre chose. D’ailleurs quand la discussion prenait cette tournure, il savait que le meilleur moyen de raccourcir la torture était de se taire, d’acquiescer et de saisir au bond un creux dans la conversation pour s’éclipser. Etonnant comment une discussion extra-professionnelle pouvait se terminer en quelques secondes. Facile, de la faire durer des heures en argumentant, en posant des questions. Ce jour-là comme souvent, il attendait que son interlocuteur en ait marre de parler.

Il repensait à l’ingénieux système de Jean-Arnold. Au fil des années, les amis de Jean-Arnold, des militants contestataires, des gauchistes comme on les aime, avaient réussi à mettre la main sur la vie nocturne des hypermarchés de la région. Peu à peu ils avaient placé des vigiles complices dans ces centres commerciaux, et quand toute l’équipe de nuit était de mèche, le message était passé aux membres. "Rendez-vous à Carrefour Rambouillet entre trois heures et quatre heures du matin le Lundi suivant". Les clients nocturnes alternatifs se garaient à quelques centaines de mètres de là, traînaient leur caddie jusqu’à une porte dérobée de la Galerie Marchande, et se servaient dans les rayons. Les courses devaient être raisonnables, pas plus d’une cinquantaine d’euros. Beaucoup ne venaient que pour le plaisir, prenaient de la nourriture de base et la redistribuaient dans des réseaux associatifs.

La clé de voûte du système était le passage en erreurs de stocks de toutes ces provisions. Chaque article était enregistré et l’on soustrayait des stocks chaque référence emportée. Un vrai logiciel pirate tournait en parallèle du système de gestion des stocks, et chaque mois l’erreur de quelques milliers d’euros passait inaperçue. Ainsi à peu près une fois par semaine, un supermarché de la région était ainsi paisiblement volé par une cinquantaine de personnes. Le groupe ne s’élargissait pas souvent. Autour de l’affaire régnait bien entendu le plus grand secret, et jusqu’à présent personne n’avait été bavard.

Jean-Arnold avait été clair avec Serpoga. "Tu ne me donnes pas trop de choix. Bon, si tu racontes tout ça à quelqu’un il sera difficile de te faire entendre, il n’y a pas de preuves. Mais tu peux nous obliger à rester calmes un moment. D’un autre côté ce que tu es venu faire ici ce soir est courageux et j’ai un sentiment amical envers toi. Tu peux faire partie de l’aventure. Il y a quelques règles et tu devras t’y plier. Tes compétences informatiques pourront un jour nous être utiles. Si tu acceptes tu seras un membre à part entière et ton obligation de silence commence dès maintenant."

Bien entendu il avait accepté, c’était choisir le camp des faibles sans verser dans la grande criminalité. Il y avait des risques et beaucoup d’excitation à la clé. Le soir même il avait rendez-vous avec Jean-Arnold dans un café dans le dix-huitième arrondissement de Paris pour son premier briefing. Il lui fallut donner pas mal de détails de sa vie privée à Jean-Arnold et Petra, qui s’appelait en fait Jeanne. Il réussit son petit examen d’entrée et quelques jours plus tard il reçut le mail suivant :

Salut à tous,

Le prochain rendez-vous sera demain Mercredi à l’hypermarché Auchan à Savigny-sur-Orge. Accès par la porte sud, comme indiqué sur le plan en PJ, entre 3 et 4h du matin. Veuillez indiquer votre participation par retour de mail.

Nocturnement,

Jean-Arnold