Une nuit avec Serpoga (1)



1. Le destin du jeton jaune


On se serait cru dans l’Union Soviétique après la guerre, et pourtant la scène se passait au centre commercial Carrefour de Rambouillet. Après les caisses, un serpent de petites femmes attendait en silence vers une déception annoncée. Elles regardaient toutes une sorte de grosse boîte colorée qui faisait régulièrement quelques bips électroniques. Les plus riches avaient en main une quantité impressionnante de jetons jaunes, empilés, et prêts à être échangés. Celles qui avaient épuisé leur stock s'en allaient l'air abattu vers la sortie et la procession faisait quelques petits pas en avant, comblant rapidement le vide. Les femmes, souvent munies d'un caddie, rarement jeunes, se rapprochaient de la machine en carton qui recueillait les jetons. "Un gagnant toutes les 5 minutes" annonçait l'écriteau sur lequel était dessiné une sorte de chronomètre gradué jusqu'à cinq. Adrien Serpoga était trop loin pour pouvoir lire quels étaient les lots à la clef. Cela ne devait pas être un voyage aux Caraïbes, pensait-il en avançant vers la caissière. Il ne pouvait détourner les yeux de ce spectacle fascinant. Serpoga était en déplacement à Rambouillet, même au niveau spirituel. Il lui restait encore à conduire sa vieille voiture jusqu'à Paris pour regagner ses pénates. Le jeune Serpoga était en stage dans le cadre de ses études en informatique, et le travail de son équipe consistait à assurer le bon fonctionnement d’un réseau critique, puisqu’il s’agissait d’ordinateurs qui servaient à traiter les données enregistrées par des télescopes perfectionnés pointés vers les étoiles. Ces excursions parfois quotidiennes au fin fond des Yvelines à toutes heures du jour et de la nuit battaient au rythme du passage de lointaines planètes passant derrière de lointaines étoiles. Les scientifiques déduisaient une quantité d’informations de la perturbation des maigres signes que nous envoient les planètes par le passage derrière une étoile. C'était l'occasion pour Serpoga le parisien de se fondre aux locaux dans un ravitaillement collectif au supermarché.

Devant lui une jeune femme, la trentaine, le caddie assez peu chargé. Mariée sans enfants? Comment être célibataire à Carrefour Rambouillet? Dans ses promenades en grande surface, Serpoga n'avait eu sous les yeux que des agents chargés de rapporter de la nourriture, du papier toilette et toutes sortes de nettoyants ménagers à un foyer tout entier. Des femmes dans une écrasante majorité, et de tous les âges. Les plus jeunes étaient souvent flanquées de un ou plusieurs marmots à contrôler tout en assurant la survie alimentaire de la meute. Mais cette dernière en face de lui était une surprise, seule, jeune, sans enfant. Elle achetait pourtant plus qu'un célibataire. "Un homme à la maison, n'est-ce pas?" lui fit Serpoga des yeux alors qu'elle avait la tête plongée dans ses sacs plastiques. Il allait enfin pouvoir payer sa bouteille de Bordeaux. Il avait aussi pris un de ces désodorisants pour cuvettes de chiottes. Il fallait bien combattre les mauvaises odeurs.

La caissière lui remit un jeton jaune. Mince, il n'avait pas prévu le coup. Il pensa immédiatement à Puissance 4, ce jeu qui consistait à aligner des jetons jaunes en empêchant l’adversaire d’aligner ses jetons rouges. Rouge n’est pas une bonne couleur pour un jeu de supermarché. Le rouge c’est le sang, la violence, qui sait ce que la vue de dizaines de jetons rouges pouvait provoquer chez un psychopathe ? Carrefour Rambouillet l'attaquait donc en lui tendant un jeton jaune, la couleur du cocu, Carrefour Rambouillet l'appâtait avec sa machine en carton. Il réfléchit. Un gagnant toutes les cinq minutes? Les cadeaux devaient être la plupart du temps des bons d'achat, faciles à faire imprimer par une machine en carton et fidélisant la clientèle. Les lots plus rares (la cafetière, le VTT 21 vitesses) étaient sûrement à retirer à l'accueil du magasin. Peut-être y aurait-t-il un de ces jours, après deux semaines de suspense intense, une grand-mère fidèle du magasin en partance pour Lanzarote, qui sait? Quoi qu'il en soit, souhaitant pourtant retarder au maximum son départ pour une circulation plus fluide aux abords de Paris, la carte des radars automatiques en tête, Adrien Serpoga ne rallongea pas la file d'attente à la machine en carton (décidément, il n'y avait pas moyen d’attribuer un autre nom à la lente procession). Il avisa un jeune bambin qui attendait avec sa mère, elle-même occupée avec un de ces enfants qui ne marchent pas encore. Celui qui arrivait maintenant à mettre un pied devant l’autre, un de ces futurs de la génération vigi-pirate, comprit au quart de tour ce que signifiait la main tendue de Serpoga et s'empara du jeton jaune, dont il savait parfaitement quoi faire.


***


La scène avait marqué Serpoga. Tout en surveillant la jauge de température dans sa voiture aussi vieille que lui, il avait laissé vagabonder son esprit. Quel cauchemar d’attendre ainsi devant la machine en carton. "Un gagnant toutes les 5 minutes". Il pensait à cette histoire qu’il avait un jour entendue, un distributeur automatique de billets qui s’était détraqué, gerbant des liasses d’euros dans la rue. Cohue. Bagarres. Billets qui volent dans les airs. La machine en carton pourrait elle aussi déborder un jour de bons d’achats à trois chiffres, provoquant des crêpages de chignons entre mégères des Yvelines pour attraper les papiers magiques, puis la faillite de Carrefour Rambouillet. "La machine en carton devenue folle", titrerait Le Parisien. Non, jamais le peuple ne pourra vaincre Carrefour, même si la machine se mettait à déborder de générosité elle serait vite réparée et les mégères redeviendraient de gentilles bergères, au pouvoir d’achat en chute libre.

De retour chez lui, il alluma son ordinateur. Au XXème siècle, il n’y avait qu’Internet et Google pour fouiller. Alors il fouilla : "un gagnant toutes les 5 minutes", jeux de supermarchés, sociétés de jeux de hasard, fabricants de puces électroniques, forums de petits experts en micro informatique. Sans grand résultat. Il put lire les états d’âme d’un écolo qui mettait en contradiction la politique environnementaliste de Carrefour et le fait d’émettre des bons d’achat à la pelle puis de les jeter à la poubelle.

Le jour suivant il retourna au supermarché Carrefour de Rambouillet, mais n’obtint pas de jeton jaune pour son paquet de gâteaux. Ce devait être le désodorisant pour chiottes. Il fallait admettre que donner un jeton pour l’achat d’un produit d’entretien – de marque, forcément – était plus équitable qu’en donner pour une bouteille de pinard. Serpoga examina la machine de plus près. La grosse boîte en carton n’enfermait guère plus que de l’air mais elle donnait l’impression d’un super-ordinateur capable de battre Gary Kasparov aux échecs. Elle n’imprimait pourtant que des bouts de papier, une fois toutes les cinq minutes. En regardant de plus près il obtint le nom de l’huissier parisien qui avait contrôlé le jeu, et le contacta sur le champ en se faisant passer pour un étudiant qui rédigeait un mémoire sur le droit des jeux de hasard grand public. Rendez-vous fut pris.


***


Sa prestation peu convaincante juridiquement parlant face à l’huissier lui cependant permit de faire parler longuement le bavard. L’étudiant en juridique de la statistique et du hasard pouvait légitimement faire valoir un passif mathématique plutôt que juridique, ce qui correspondait davantage au profil de Serpoga. L’huissier, un beau spécimen de soixante-huitard les pieds encore quelques centimètres au-dessus du sol, avait vidé son sac, ravi de transmettre son analyse à la nouvelle génération. C’était la première fois, avait-il même confié à notre enquêteur, qu’un étudiant venait le trouver.

Le principe du jeu était le suivant. Une écrasante majorité des lots était constituée de bons d’achats à valoir dans le supermarché mais on trouvait aussi une vingtaine de DVDs, un VTT et enfin le gros lot, non pas les Canaries, mais une semaine au Maroc. Le jeu s’étalait sur deux longues semaines, ce qui donne une idée du nombre de bons d’achats distribués par rapport au nombre de lots réels. De l’huissier, Serpoga apprit aussi que le supermarché calculait précisément ses gains et ses pertes : les jetons n’étaient offerts que pour l’achat de certains produits de marque signalés en magasin. Les marques concernées étaient liées par un contrat spécial avec l’enseigne, avec une prime monétaire justifiée par l’augmentation démontrée des achats des produits de la marque. Bref, les visiteurs de Carrefour Rambouillet achetaient des marques, donc les marques remerciaient Carrefour Rambouillet. Et il y avait bien un cadeau à gagner toutes les cinq minutes en moyenne. Derrière la boîte en carton se trouvait un ordinateur de bureau tout ce qu’il y a de plus simple, et sur lequel tournait un logiciel fourni par une PME de la région parisienne. Compréhensif, l’huissier lâcha les coordonnées de ladite entreprise.

Serpoga se présenta à cette société comme un élève ingénieur faisant un mémoire sur l’informatique des jeux de hasard, décidément ces mémoires que l’on donne à faire aux étudiants étaient d’excellents prétextes à un mitraillage de questions. Du haut de ses vingt ans et avec un visage loin d’avoir à connaître les assauts quotidiens d’une lame de rasoir pour être glabre, Adrien Serpoga n’inspirait pas la méfiance. En plus lors de ces entretiens, il faisait exprès de comprendre lentement. On le conduisit au responsable commercial qui s’occupait du contrat Carrefour, un jeune d’une trentaine d’années qui ne semblait pas connaître grand chose à la programmation mais manipulait volontiers des contrats minables. La société ne fournissait que l’âme de la machine, à savoir le logiciel. Le reste du super-ordinateur qu’abritait la grosse boîte en carton colorée était constitué d’un lecteur de jetons, une mini-imprimante et un écran LCD – même pas tactile – tout ceci connecté à un simple ordinateur de bureau sur lequel était installé le logiciel. Un "soft simplissime" programmé il y a une bonne dizaine d’années et à peine mis à jour, plaisanta le technico-commercial. Sur commande du lecteur de jetons, l’écran affichait le verdict annoncé par le logiciel : perdant ou gagnant et dans ce cas il imprimait la plupart du temps un bon d’achat lisible à la caisse avec un code barres. Tout le matériel appartenait au supermarché.

Sur la base de la fréquentation du magasin et de la dynamique prévue d’écoulement des jetons, le logiciel attribuait pour l’ensemble des deux semaines de jeu une espérance de gain à chaque jeton. Une probabilité et non pas une horloge qui bipperait toutes les cinq minutes pour désigner un gagnant comme semblait le promettre le slogan. Pas la peine donc d’arriver à l’ouverture du magasin et d’introduire un jeton toutes les cinq minutes, cela ne marchait pas. Cette stratégie avait plusieurs avantages. Aux yeux de l’huissier tout d’abord, les gains n’étaient pas prévisibles. Ensuite, sur la base du profil d’achat des produits signalés en magasin – plus optimiste qu’en temps normal, jeu spécial oblige – donc du nombre de jetons émis chaque jour, il acceptait le slogan "un gagnant toutes les 5 minutes", sous-entendu "en moyenne". Aux yeux du magasin, il y avait plus de gagnants aux heures de pointe, et si moins de jetons étaient émis, il en irait de même des bons d’achat. Le jeton inséré, le logiciel temporisait histoire de limiter le nombre de jetons jouables en cinq minutes. Comme en plus il fallait imprimer des bons d’achat ou changer de candidat, le système avait un régime de fonctionnement nominal bien connu. Grosso modo un jeton sur vingt était gagnant.

Mais par-dessus tout, Serpoga avait appris de l’huissier que le principe du jeu était avant tout d’émettre des bons d’achats. En effet à quelques kilomètres du supermarché Carrefour de Rambouillet venait de s’ouvrir un Auchan Rambouillet. Les experts parisiens du siège de l’enseigne avaient prédit que pour des raisons de proximité, une certaine partie des clients ne reviendrait pas. Mais une bonne majorité de la clientèle de Carrefour était cependant à fidéliser à cet instant précis. C’était donc d’un petit bureau parisien qu’était parti l’ordre de lancer ce jeu.