Serpoga Z (6)


6. Comment Serpoga finit à Franprix avec dix-sept euros et des amis

En plein rêve, Serpoga se vautrait dans le même fauteuil de la rue Mouffetard. Plus habitué aux distorsions temporelles et au décalage horaire, Grichka Smiakov s’appelait à cette époque Grichka Bogdanov et ce n’était qu’un gamin surdoué. Il ne fallait pas qu’il s’attarde, et le temps de se remettre, s’apprêta à gober une pilule qui le ramènerait à une époque plus compatible avec les cinq dimensions. Cela nécessitait cependant un même processus d’endormissement, et il ne fallait pas que Serpoga le voie. Il tenterait de le réveiller et interromprait alors son retour. L’appartement était la propriété d’une personne âgée qui dormait dans la pièce à côté. Mais quelque chose inquiétait Grichka, normalement un tel voyage en dehors des règles aurait dû être réceptionné par les forces de l’ordre temporel. Serpoga ne le savait évidemment pas, Smiakov lui ayant à dessein caché les conséquences de son geste qu’on eût pu qualifier de terroriste. Bref, il ne s’attarda pas et se précipita dans l’hôtel le plus proche, tandis que Serpoga commençait de se tortiller dans son fauteuil. C’était le matin. Dans la rue, Smiakov jeta un coup d’œil aux kiosques qui confirma que quelque chose avait foiré. Trop de coriandre ?

Naturellement, Serpoga mit un certain temps à se rappeler tous les faits qui le conduisaient à se réveiller ainsi. Quand toutes les connexions furent faites, il bondit. 1960, yeah ! Ca avait marché. Comme il en avait pris l’habitude, il fit le tour du propriétaire. Le vieux dans la chambre effondré sur son lit lui confirma le voyage. Qui serait-il ? Il ne connaissait personne et n’avait pas d’argent. Il fallait rapidement se sortir de la merde, car son petit doigt lui disait qu’il pourrait bien vite se retrouver à la rue avec un litre de rouge à la main. En sortant il apprécia pleinement le soleil parisien. Tous ces gens dans la rue ! Ils se promenaient, seuls, en couple, en famille, entre amis. Serpoga savourait le bonheur de cette nouvelle époque qui s’ouvrait à lui, une nouvelle donne dans sa vie entière. Il avait complètement changé de décor, il se demandait quelles conséquences cela aurait sur sa personnalité. Qui est le Serpoga de 1960 ? Son premier geste serait d’aller lire le journal.

Il fut d’abord captivé par les articles et lut les titres, entama une lecture du dernier attentat dans la bande de Gaza, dont il ignorait l’existence. Un article virulent critiquait le télé poubelle, incarnée par une des toutes premières émissions de télé réalité. Cela, Serpoga le comprenait, il savait en quoi avait consisté la télé réalité et en lire une critique qui semblait assez répandue à cette époque lui confirma une nouvelle fois le voyage temporel. Il apprécia le grain du papier autant que la vie qui s’organisait autour du kiosque. Les gens défilaient dans un tintement de pièces de monnaie bien réelles qui s’échangeaient. Le maître des lieux était un homme enfermé dans une petite cabane et complètement submergé de couvertures et de unes, de photos de voitures, de mots fléchés et de femmes nues. En vente libre ! Puis le choc soudain, se rendre compte que ce n’est même pas la première chose lue : la date. C’est ce qu’il aurait dû lire en premier ! 19 avril 2000. Grichka l’avait trompé et envoyé dans la mauvaise époque. Où était-il ? Il était censé faire le même voyage. Inutile de le chercher, Serpoga avait bien compris que c’était inutile. Il se rappelait de ses paroles menaçantes s’il repointait son nez. Il le surveillaient. Il se résigna, il n’y avait rien à faire. Le changement le gagna et il apprécia rapidement le charme des années 2000. Jamais il n’avait vu les rues autant remplies. A quoi ressemblait son quartier "André Serrail –20" ? Sûrement des champs. Peut-être déjà la lointaine banlieue.

Encore dans ses pensées, il fut attiré par le vacarme que faisaient trois hommes en noir en sortant du même immeuble de la rue Mouffetard dans lequel il s’était réveillé quelques minutes plus tôt. Ils descendirent la rue, visiblement à la recherche de quelqu’un. C’étaient trois molosses qui n’avaient pas l’air commodes. Effrayé, il partit sans réfléchir, avant même d’être repéré, et en courant. C’était certainement une idée pas si mauvaise. Au moins il avait de l’avance. Haletant il s’engouffra dans la première station de métro venue, qui surgit à peine il avait commencé sa course folle. Ses poursuivants ne l’avaient peut-être même pas vu, encore quelques secondes de gagnées. D’instinct il passa derrière une cliente, sans payer le billet bien entendu, ce qui lui fit craindre de nouveaux poursuivants. Peut-être y allait-il avoir de la confusion ? Il marcha jusqu’au fond du quai sans que personne ne vint le déranger. Heureusement la rame vint vite, cela sentait le joli coup. Il prit place, quelques strapontins étaient vides. Chaque seconde qui prenait le temps de s’écouler doucement et voluptueusement jusqu’à la fermeture automatique des portes lui semblait une éternité. De ses oreilles il scrutait le moindre pas dans la station. Puis des cris : « Par ici ! Par là ! ». Ils débarquèrent sur le quai opposé au moment où retentissait le long bip sonore de fermeture des portes. Les types scrutèrent la rame de Serpoga. Figé, il força son regard à se perdre dans le loin jusqu’à entendre : « Eh, c’est lui, là ! ».

La rame partait. C’était la ligne 7, il se rappela la station en regardant les noms. Monge. Il y avait une correspondance à la station suivante. Il brouillerait les pistes. Destination Boulogne sur la ligne 10. Rester dans le métro revenait à rester là où le croiraient ces hommes. Sortir c’était ne pas mettre assez de distance entre eux. Après une dizaine de minutes crispé à chaque station, à s’attendre à voir débarquer d’autres hommes en cuir noir, ou à ce que la rame ne reparte pas, il sortit. Mabillon. Il erra sur le boulevard Saint Germain, tranquille dans ce quartier où il semblait protégé. Visiblement ses poursuivant n’avaient pas tellement de moyens. En 2064 Serpoga n’aurait pas fait dix mètres. Vu l’agitation des quelques voitures de police qui passaient, son affaire ne les concernait pas. Rue de Rennes, il observa la tour Montparnasse au loin. Il était bien.

Ce qui le surprenait le plus c’était le plaisir que semblaient prendre les gens à se promener, c’était ce qui différenciait le plus les deux époques. Une société cosmopolite, certes au sens de la couleur de peau ou de la nationalité, mais aussi au sens des habits, des modes de vie, de la coupe de cheveux, de tout ce qui se rapportait à la vie quotidienne. Ce petit monde marchait dans la rue, dans toutes sortes de directions, à toutes sortes d’allures, en toute configuration. Ici trois filles sophistiquées, leur petit cul moulé dans des jeans serrés, les bras chargés de sacs, des éclats de voix futiles et volatiles. Là une bande de jeunes plus sauvages, des intonations animalières, des joggings et des chaussures rutilantes. Un jeune premier en costume filait sur son vélo, sa mallette sur le porte-bagages. Une agitation surprenante et des plus désorganisées.

- Bonjour jeune homme, vous n’auriez pas une petite pièce s’il vous plaît ?
- Euh non… A vrai dire je cherche à gagner de l’argent moi aussi.

Etonné, Serpoga avait observé le mendiant. Ce n’était pas un clochard tel qu’il les connaissait, mais plutôt un jeune homme rebelle, habillé plus salement que les passants, mais presque normal. Aussitôt il s’était dit que, peut-être, ce type-là pourrait l’aider. S’il fallait mendier pour commencer, pourquoi pas.

- T’es bien trop sapé pour être en lère-ga, toi.
- Quoi ?
- T’as pas l’air d’avoir besoin d’argent, mec, c’est tout.

Serpoga inventa une histoire, ou plutôt il omit certains détails. Il raconta qu’il s’était réveillé dans un appartement inconnu et qu’il ne se rappelait de rien. Aucun papier – il ne voulait pas montrer ses documents du futur – aucun souvenir. Il avait besoin d’argent.

- Si tu veux faire la manche il va falloir que t’aies l’air plus crédible. Tiens, passe-moi ton t-shirt.
- Merci, je peux faire la manche avec toi ?
- Non, tu vas un peu plus loin, ça marchera mieux. Essaie de ne pas agresser les gens, mais sois quand même insistant, sinon t’auras rien.
- Comment tu t’appelles ? Moi c’est Adrien.
- José. Allez bouge. Je viens te voir dans deux heures.

Et voilà Serpoga en train de mendier boulevard Saint-Germain, entre les plus friqués de Paris et les plus connus, entre les bobo et les touristes. Immédiatement il fit preuve d’une remarquable technique, il eût l’idée d’exploiter les touristes en quémandant alternativement en anglais et en français. Il avait du succès auprès des japonaises, leur faisait un immense sourire. Faire la manche un jour est une partie de plaisir. Deux heures après José se pointa. Serpoga avait amassé près de dix-sept euros, ce qui étonna José. Ne sachant pas vraiment qu’en faire ni ou aller, il accompagna José qui passa chercher deux de ses amis mendiants et une fille, qu’il me présenta comme sa copine. Adrien renouvela son histoire, tous n’étaient pas aussi sympathiques que José. On le percevait comme le petit bourge venu s’encanailler avec les marginaux. Les euros qu’il rapportait leur rendit le sourire. Tous à Franprix !