Serpoga Z (2)


2. Coule à la fin

Dans la campagne Londonienne, on est tous là, à fond dans nos expériences psychédéliques. De la vraie musique de composition, d’improvisation, de création permanente. Fini la recherche d’un lick qui plaira aux foules, du riff qui s’installera dans l’inconscient des gens pour les exhorter à écouter et écouter encore, à acheter ce que tout le monde aime. Je ne fais plus partie des Rolling Stones. Je suis assis dans l’escalier du vaste salon ancien, je surplombe les petits concerts qui se jouent ici. Musique à fond, gars dans tous les coins, c’est moi qui régale au fin fond de mon Sussex d’adoption. Je suis devenu un de ces macs qui chapeautent des musiciens. Il y a des gars jusque dans le studio à la cave. Ces types viennent même d’amérique, bien que ces glandeurs n’aient pas foutu les pieds là-bas depuis qu’ils ont affrété un Boeing de musicos l’année dernière et qu’ils l’ont rempli de matos. Maintenant il y a toujours des dizaines et des dizaines de types que je ne connais pas et qui squattent chez moi. S’ils sont cools, ça va, mais j’en vois des gros caïds qui veulent assurer la sécurité, de quoi d’ailleurs ? Qui les a demandés ? Un type pourrait me tuer d’un coup de couteau, je m’en fous. Frank me rejoint, il me raconte que le Warrenstar Band enregistre en bas, qu’ils veulent mon avis sur les arrangements. Ouais, j’irai. C’est bien ce qu’ils font, tu vois genre ils improvisent, mais préparent les morceaux à l’avance. Ces sont de vrais musiciens, ils vont faire quelque chose, tu vas voir. Très musical, je leur dis qu’il faut mettre des paroles. Il me donne deux gélules, que je pique avec une aiguille et que j’avale ensemble. Viens mec, mon verre est vide.

Ces types à l’accent de bouseux sont encore assez sobres pour jouer de la musique, c’est pour cela qu’ils sont ici, pour ça et la coke. Mais ceux-ci sont des fêtards, ils ne visent rien. Ils ont déjà du fric, certains sont mes collègues de défonce. Ce soir je suis au fond. On scotche la dope aux bûches pour mettre au feu si le moindre uniforme se pointe. Des types en ont après nous depuis quelques années, ils ne supportent pas de voir des jeunes plus riches qu’ils ne le seront jamais. Ou alors c’est parce que leur éducation leur souffle que c’est mal ? Mes voisins sont trop enterrés dans leur bunker pour entendre le moindre braillement. Un friqué parmi les friqués de la société friquée de Londres. Un zombie paumé dans la campagne. J’ai choisi ce quartier pour trancher avec cette petite vie Londonienne trop à la recherche du dernier son branché. J’ai ramené avec moi la moitié des guitares ! Les vibrations électriques m’emplissent de plaisir, je ne vis que pour ça. Je sors pour respirer l’air frais et humide, la musique me suit et se fait plus discrète, plus intime. Il y a même un gars complètement mort dans l’herbe. Eh, mec, t’es vivant ? Je n’arrive pas à penser correctement. C’est quoi, penser correctement ? Eh Brian, tu sais quoi, des mecs vont s’envoler pour aller sur la Lune ce soir, tu savais ça ? Ca passe à la télé ! Sur la Lune, putain !

Je me suis cassé ou ils m’ont viré, je ne me rappelle plus. J’ai fondé Little Boy Blue and the Blues Boys. Avant c’était moi qui créais, c’était moi qui repassais derrière les gars pour assurer leur piste, maintenant Keith refait même ma guitare. C’était fini pour moi. Je m’en fous, de tout ça, même d’Anita. Toutes ces années. Maintenant ils remplacent, quoi, un guitariste ? Ce Mick Taylor n’a même pas 20 ans, et les mecs l’auditionnent, et lui leur lèche le cul et répète les morceaux qu’ils ont composés. Même Clapton avait bandé pour faire partie des Rolling Stones. Merde, c’est juste un groupe pop, les gars. Keith a la voie libre pour se la jouer guitariste du siècle. Putain de succès, il leur faut toujours plus de cash. Toujours plus de foules. J’ai déjà tout ça et je me retrouve comme un con à ramper à côté d’une putain de piscine sans même savoir ce que je fais, je suis quoi, un lézard, un souffle d’air ? Je suis dans l’eau, ça surprend, c’est frais, ça détend. Je bouge mes bras lentement. Le son est encore plus étouffé, mais immortel il me suit jusque sous l’eau. La maison vibre, l’eau vibre, le son m’accompagnera partout. C’est un vrai paradis. Et je suis enfin seul. Unique.

***

Il s’éveilla en sursaut, son cœur cognait dans sa poitrine. Haletant, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. C’était comme se réveiller après un cauchemar particulièrement réaliste. Il se rappelait de tout, la soirée, son état, puis d’un coup l’eau, la surprise humide. Il se sentait infiniment bien, à se laisser couler dans l’eau fraîche de la piscine, assommé par l’alcool et les barbituriques, puis le manque d’oxygène l’avait brusquement arraché à sa rêverie. Fin du programme, Brian Jones est mort noyé. Tout allait bien, c’est ce qu’il se répétait., je suis vivant, je suis Adrien Serpoga. C’était juste un réveil brusque et imprévu. Cela faisait plusieurs années que son sommeil était paisible, puisque comme tout le monde, c’était le Centre de Divertissement qui le faisait dormir. Quel choc ! L’émotion était trop forte pour tenter de se rendormir, chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps. Jamais il ne s’était remémoré une simulation avec autant de détails. Le son rauque des guitares saturées, les claquements secs des percussions, cette atmosphère totalement déliée des contraintes de la société telle qu’il la connaissait. Fichu programme, il y avait un bug à la fin, il aurait dû s’endormir. Ces trucs marginaux qui traînaient, c’était parfois de la mauvaise qualité. Mais quel réalisme. Ce genre de programmes devaient être anciens car de tels niveaux de détails dans l’information était inégalables. Comment dissocier le vrai du faux ? Qui avait accès à ces descriptions complètement déjantées d’une époque honteuse ?

Il décida de se connecter sur le réseau. C’était l’occasion de réessayer de rencontrer une femme qui aurait les mêmes centres d’intérêt. Encore. Il avait baptisé son avatar KurtAd, en mémoire d’un personnage dont il avait vécu la vie tourmentée : Kurt Cobain. Il ne s’en rappelait pas grand chose, mais c’était peut-être l’un des personnages qui subsistait le plus dans la mémoire collective sur le réseau. Les documents officiels décrivaient un groupe de rock grunge violent, une bande de drogués, comme à peu près tous les artistes de cette époque. Les informations qu’il avait pu ramasser étaient nettement plus riches et nuancées. Ce qu’il avait vécu en rêve lui avait laissé un fort sentiment de révolte qui sommeillait en lui. Il avait pu discuter avec quelques fans de Nirvana sur le réseau, mais aucun ne serait allé jusqu’à organiser une rencontre. Trop marginal. Bizarre. Honteux.

Mais la rubrique "rencontres" de la messagerie de KurtAd restait désespérément vide. Sa messagerie avait pour but de le mettre en contact avec des femmes qui partageaient les mêmes centres d’intérêt que lui, mais Serpoga ne visait pas large. Evidemment "XXème siècle", "informatique", "rock’n roll", étaient de piètres critères de drague. Même "ballades dans la nature" ne remportait pas l’enthousiasme des foules féminines. Dépité, il ouvrit la rubrique "informatique". Un de ses contacts lui livrait une information particulièrement énigmatique. Son correspondant, FenceMarx, était un passionné d’informatique qui s’intéressait lui aussi aux façons de trouver tout et n’importe quoi sur le réseau. Cette spécialité que l’on appelait la Fouille de Données, faisait partie des travaux de recherche de Serpoga. FenceMarx travaillait au Ministère de la Recherche, il occupait des fonctions assez haut placées mais ne s’épanchait pas beaucoup là-dessus. Serpoga ne connaissait presque rien de sa vie privée. S’il devait exercer un métier – il le faudrait bien un jour, les postes de chercheur étaient rares – il aimerait intégrer de hautes fonctions étatiques. Quitte à participer au système, autant s’approcher au plus près des instances dirigeantes, comme FenceMarx.


KurtAd,

As-tu entendu parler des frères Smiakov, ces français qui animent une émission de divertissement scientifique?
Il sont peut-être capables de voyager dans le temps. Je suis sûr que ça éveillera ta curiosité !
Fence.