Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (2)


2. Destination Mykonos

Après de nombreuses parties de ce jeu qui n’avait toujours pas de nom plus concis que « le jeu avec le bout de bois et le caillou », Mirea commença une sieste à l’ombre avec Renault qui ne demandait que ça, et Nany sortit de sa poche un petit morceau de haschich. Il expliquait à Oneill une autre manière de rouler, non pas à la marocaine mais à l’algérienne. Toujours spectateur des performances de Nany, Oneill l’observa réaliser son tour de force qui consistait à laisser apparent le logo « Camel » à la base du joint. Ils fumèrent en se livrant une nouvelle fois leurs impressions quant à ce voyage. Tous deux avaient du mal à croire à cette réserve d’or cachée au creux d’une montagne grecque, ou alors elle serait tellement protégée qu’ils abandonneraient au premier obstacle.

- Il n’a toujours pas voulu dire où il avait trouvé ce vieux bouquin, dit Oneill.
- Non, c’est bizarre en effet. Pourtant tu avoueras que l’objet ne ressemble à rien d’autre, répondit Nany. Je veux dire que si je voulais fabriquer un faux grimoire, je serais bien ennuyé. - - T’as déjà essayé de fabriquer un parchemin quand tu étais jeune ?
- Non, pourquoi, toi oui ?
- Ben ouais. Et c’était pas crédible.
- Parce que tu l’as mal fait, il y a des gens dont c’est le boulot. Les accessoiristes, précisa Oneill. Non mais ce que je veux dire c’est qu’on suit Serpoga un peu trop aveuglément.
- Tu veux que je te dise ? Ils sont comme toi Oneill, ils s’en foutent. Mirea et Renault, pour eux c’est des vacances. Ils ne veulent pas contrarier Adrien, c’est tout.
- Tu le laisserais tomber ?
- Je ne pense pas, j’ai envie d’aller voir ce que dit ce livre, ça m’intrigue. T’as vu la traduction, c’est plein d’énigmes. Franchement si ce n’est que du vent ça ne me fera rien, je ne compte pas trouver des kilos d’or.
- Ce serait lourd à porter…
- Ce qui m’inquiète c’est la manière dont Serpoga prend toute cette histoire au sérieux.

Ils en étaient à ce stade de leur journée – Serpoga dormait encore sous le palmier – lorsque arriva un bus immatriculé en France et aux couleur du logo de Canal + qui manoeuvra pour se garer sur le même parking qu’eux, à quelques mètres de leurs palmiers. Dans la seconde, Oneill et Nany réveillèrent les trois autres, Serpoga alla plonger sa tête dans l’eau pour effacer les traces de sa déconvenue. Quelle surprise pour les nantais de voir descendre du bus Stéphane Bern, plusieurs filles, et quelques techniciens de la chaîne de télévision française. Renault reconnu un obèse qui descendait lentement en transpirant et s’exclama :

- C’est Guy Carlier !
- C’est ouf, s’exclama Mirea.
- On va les voir ? proposa Nany déjà hilare.

L’équipe semblait s’apprêter à tourner une séquence et ils craignirent quelques instants de se voir demander de participer au show. Ils s’adressèrent à Stéphane Bern et Guy Carlier, qui restaient en marge des caméras et des quatre filles en maillot de bain. C’étaient les « Bern Académiciennes » du moment, des actrices qui tenaient une chronique dans une émission de Canal +, et qui changeaient d’année en année. Ils se présentèrent comme auditeurs de France Inter et non comme spectateurs de Canal +, ce qui étaient plutôt vrai.

- On fait un épisode de la Bern Académie en Grèce, vous connaissez l’émission télé ? demanda Bern en voyant les nantais se tordre de rire. C’est une spéciale qui sera diffusée cet hiver.
- Demain on va à Mykonos, ajouta Guy Carlier, ce qui arracha à Nany un « ho ho » à l’apogée de son fou rire.
- Oui, on connaît finit par articuler Mirea. Nous sommes en vacances, nous venons de Nantes.
Les présentations furent faites et comme Bern n’avait pas son mot à dire sur le tournage et qu’il n’apparaissait que dans quelques scènes, ils s’assirent tous ensemble et burent des sodas frais tout droit issus du frigo Canal +. Carlier expliqua que son ami Stéphane Bern lui avait téléphoné un mois auparavant pour lui demander de l’accompagner pour ce voyage car cela promettait d’être ennuyeux à mourir. Quand il avait entendu qu’une étape à Mykonos était prévue, Carlier avait longtemps cru à une blague. Finalement après avoir beaucoup ri, il avait accepté les vacances au frais de Canal +. Les nantais proposèrent aux deux improbables hôtes de cette plage une partie du jeu du morceau de bois et du caillou à l’ombre d’un palmier pour se divertir. Comme ces derniers ne connaissaient pas le jeu, ils se trompèrent souvent et perdirent toutes leurs parties pendant quelques tours puis devinrent plus rapides. Stéphane Bern arrivait à sortir du lot de temps en temps mais Guy Carlier se retrouvait immanquablement dernier. C’est pourquoi il en eut marre et quitta la partie en expliquant qu’il faudrait que le morceau de bois soit plus gros et vertical car il était trop difficile à attraper. Sans le savoir, il venait de poser sa pierre à l’édifice qui apporterait plus tard le Jungle Speed, une affaire qui prendrait une dimension internationale.

- Et il faudrait jouer sur une table ! ajouta-t-il en se levant difficilement.
- Attends, Guy, je vais venir aussi car je vois le réalisateur qui s’énerve parce que je devrais déjà avoir mon horrible veste jaune pour la conclusion de cette scène. Avec une cravate rouge, je ressemble à une pâtisserie.

Les yeux rouges et ébahis des Indiana Jones en herbe regardèrent s’éloigner ceux qu’ils avaient à une époque écoutés quotidiennement et qui se retrouvaient maintenant complètement empêtrés dans le système du show business au point d’aller tourner des épisodes à Mykonos. Renault et Mirea défendaient une thèse selon laquelle ils profitaient bien du système et en ne se préoccupant pas de ce que pouvaient bien penser les autres, et qu’ils avaient raison. Il était effectivement triste que les émissions soient d’un niveau de plus en plus médiocre mais ils ne pouvaient enrayer cette machinerie infernale qui précipitait la télévision vers la poubelle. Alors comme elle leur avait donné naissance, la télé les accompagnait dans leur cercueil médiatique à petits pas. Oneill et Nany cependant critiquèrent de manière plus virulente ce style de vie en affirmant qu’ils auraient dû se retirer plus tôt du PAF, pour ne pas faire plouf. En fait ils exprimaient à eux tous un sentiment général, que partageait peut-être Serpoga sans rien dire, car ce genre de discussions ne l’intéressait pas.

Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (3)


3. Hallu à Lamia

L’auberge de jeunesse de Lamia ne se situait même pas à Lamia mais en lisière de la petite ville au pied des montagnes grecques du Pinde. De l’autre côté du mont Parnasse se trouvait le golfe de Corinthe, mais le club des cinq avait d’autres préoccupations que le tourisme. Ils foncèrent au supermarché le plus proche faire des provisions et regagnèrent l’auberge de jeunesse pour se reposer. Dans leur chambre, ils évoquèrent le lendemain : Serpoga ne savait pas combien de temps durerait l’expédition, ils laisseraient la camionnette sur le parking du départ de randonnée, tous les campeurs faisaient ça, et ils rempliraient judicieusement leurs sacs. Mirea était séduite par le camping et la randonnée, mais Oneill tenait à préserver un certain confort et assumait de porter un matelas pneumatique. Nany essayait d’alléger son sac par tous les moyens, et Renault comme Serpoga se torturait l’esprit pour décider quoi prendre. La traduction du grimoire n’étant pas terminée, il fallait emporter le livre.

- A la limite tu prends deux jours tranquille pour finir la traduction. On partira sans ce gros bouquin et tu pourras emporter des choses plus utiles, suggéra Oneill.
- Oui, comme ça on se détend deux jours, on se repose, ajouta Mirea, toujours prête pour se la couler douce.
- Deux jours c’est largement suffisant, il me reste une dizaine de pages, on peut faire ça comme ça si vous voulez, déclara Serpoga.
- C’est écrit gros ? s’inquiéta Nany en fronçant les sourcils.
- Oui, et c’est illustré.

C’est ainsi que fut décidée une pause de deux jours avant d’entreprendre l’expédition. Le soir ils mangèrent à l’auberge où pour quelques euros ils avaient droit à un repas conséquent avec les autres occupants de l’auberge. L’ambiance rappelait aux jeunes nantais les colonies de vacances avec les verres et les assiettes industriels produits en grande série pour les collectivités. Qui n’avait jamais regardé sous son verre le numéro inscrit pour savoir qui irait remplir la carafe d’eau ? A leur table se trouvait un couple d’anglais avec qui ils nouèrent rapidement le contact. Mirea entama la discussion avec le jeune homme, un grand bonhomme aux cheveux ras qui parlait le français avec un fort accent. Lui et son amie venaient du Pays de Galles, d’une petite ville côtière nommée Swansea que les nantais ne connaissaient pas. Lussey, qui était journaliste, avait passé plusieurs années en France pour son métier, et connaissait un peu Nantes. Il leur présenta sa compagne, Janen, et ils ne se firent pas prier pour prononcer son prénom « Janine ».

Renault fut ravi de s’exercer à parler anglais avec la jeune femme, et de pouvoir se donner une contenance et un exutoire pour cacher son éternelle jalousie. Les deux gallois étaient arrivés deux jours plus tôt pour un reportage très particulier et Lussey leur expliqua en quoi cela consistait. Sur un forum Internet courait depuis quelques mois une rumeur surprenante, et régulièrement de nouvelles sources la confirmaient. Cependant la chose était tellement singulière et isolée qu’aucune preuve irréfutable n’avait pour l’instant été fournie. Au prix d’une petite mascarade, on pouvait passer du sommet du mont Parnasse au sommet de la tour Montparnasse à Paris, à condition de faire le tour du mont à pied avant d’atteindre le sommet. Une fois là-haut, il fallait mâcher des pétales de fleurs qui plongeaient dans un profond sommeil et l’on se réveillait au sommet de la tour Montparnasse. Il s’agissait bien de cette montagne en face de Lamia, contournée par un chemin vieux comme le monde passant par la fameuse ville de Delphes qui abritait la Pythie dans la mythologie et de la tour parisienne.

Depuis qu’un premier intervenant avait lâché cette information sur le forum, en expliquant tous les détails, deux hollandais habitués du forum avaient décidé d’inclure un détour dans leur voyage en Grèce, à tout hasard. A cette époque sur le forum tout le monde prenait l’initiateur pour un dingue, ou un mauvais plaisantin. Les internautes s’étaient fendu la poire en imaginant les hollandais mâcher des fleurs au sommet du mont Parnasse. C’était en août, et à cette époque, avant que les hollandais ne donnent des nouvelles, l’internaute avait déposé des photos sur le forum. Elles représentaient deux grecs d’un vingtaine d’années dans les diverses étapes du voyage. Ces photos étaient troublantes : les grecs étaient habillés exactement de la même manière sur les prises de vue, ils avaient pris en photo ce mur en face de la tour Montparnasse où une horloge indiquait la date et l’heure, mais il n’y avait pas l’équivalent à Lamia alors tous les doutes restaient possibles.

- Quelques jours plus tard le couple de hollandais laisse un message sur notre forum. Ils l’avaient fait ! Eux aussi ont mis des photos en ligne, toujours les mêmes, un sommet entouré par une mer de nuages… continua Lussey.
- Le mont Parnasse culmine à 2457 mètres, et il est le troisième sommet de Grèce après le mont Olympe bien sûr, ajouta Janen. L’été il fait très chaud généralement, mais il faut se renseigner sur la météo pour les orages, surtout en août et septembre. La semaine à venir est calme.

Nos amis le savaient bien, ils avaient justement choisi cette semaine pour les conditions climatiques particulièrement favorables. Lussey fit passer une feuille de papier, c’était le message du couple de hollandais.

Bonjour à tous,

Nous vous écrivons depuis un cybercafé près de la gare Montparnasse à Paris, nous sommes arrivés sur le toit de la tour Montparnasse il y a environ deux heures. C’était incroyable ! Nous avons appliqué à la lettre les consignes de Peter34, avec le tour du mont qui nous a pris deux journées entières au départ de Lamia, puis nous avons immédiatement entrepris l’ascension par le chemin de grande randonnée, et arrivés au sommet, eh bien nous n’avions pas fait tout cela pour rien : les fleurs de Sogé abondaient, même à cette altitude. Les pétales avaient effectivement une couleur plus vive qu’en plaine. Bref nous en avons mâché trois chacun comme Peter34 l’indiquait et nous nous sommes endormis dans nos sacs de couchage. Nos montrent indiquaient 15h35, nous l’avions noté sur un papier..

Puis le réveil à Paris, de la pluie, nos sacs de couchage trempés, nous dormions sur le toit de la tour Montparnasse, impossible de dire depuis combien de temps. Il était 17h15 et nous avions été réveillés par l’humidité. Nous étions tous les deux très fatigués, et nous étions comme démotivés au début. Après, lorsque nous eûmes réalisé ce qui s’était effectivement passé, quel vertige ! Nous sommes descendus sous quelques regards médusés, d’autres imperturbables… Et nous retournons en Hollande en Thalys dès ce soir. Dans quelques jours les photos !

Ann & Frank

Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (4)


4. La zik des Muses

A Lamia, ils avaient arpenté les boutiques du centre, des échoppes souvent destinées aux touristes venus au mont Parnasse, mais aussi un marché grec avec tout ce que l’on peut trouver dans un marché grec. Serpoga ramenait un guide touristique qui se combinerait idéalement comme outil de repérage avec le choix de Renault, une carte du massif. Mirea avait été plus fantaisiste et négocié au marché des bracelets métalliques, qu’elle arborait fièrement aux poignets et faisait tinter en demandant aux autres leur avis. Oneill s’était débrouillé pour trouver un vendeur puisqu’il ramenait un gros morceau de haschich grec, qu’il brûlait d’envie d’essayer. Les commerçants locaux lui en auraient longuement vanté les mérites, et le matériel local était bon marché. Nany avait été farfouiller dans des boutiques farfelues et arborait autour du cou un sifflet, ou plutôt un appeau, dans il lequel il soufflait en faisant un son étouffé. On ne pouvait même pas faire de musique avec ça. Il leur expliqua longuement que le sifflet en question servait à éloigner certaines muses malfaisantes pour ne pas se faire emporter par elles et ne jamais revenir. Il lui avait été vendu par une vieille femme au fond d’une boutique dont il ne se souvenait plus le fond de commerce. Peut-être un antiquaire, disait-il. Tous sans exception commencèrent par se tordre de rire à s’en taper sur le ventre, puis lui posèrent des questions. Ca existe les muses ? Et malfaisantes ? Combien l’avait-il payé ? Quand faut-il l’utiliser ? Est-ce qu’il va souffler dedans toute la journée pour éloigner les buses, euh, les muses ? La nuit aussi ?

- C’est ça marrez vous, moi j’ai acheté un truc trippant, déclara-t-il.
- Et mon shit, alors, il nous fera voir plus de muses que ton sifflet va en éloigner, répondit Oneill, en ricanant.
- Dis-moi quand tu tripes sur des muses, moi je viendrais les faire fuir et tu seras dégoûté.
- Rigolez les gars mais les muses sont connues dans la mythologie pour habiter le mont Parnasse. Mais pas de muses malfaisantes à ma connaissance, affirma Serpoga.

Ils rigolèrent bien avec ce sifflet et on dira ce que l’on voudra mais aucune muse ne les a dérangé ce soir-là. Ils se reposèrent le lendemain avec un concours de grasse matinée remporté haut la main par Nany, puis firent leurs sacs. Le jour suivant, ils partaient à l’aube. La traduction était achevée, les sacs remplis de provisions, le grand départ eu lieu. Le jour où ils quittèrent l’auberge de jeunesse, les deux gallois rencontrés auparavant avaient sur eux deux jours d’avance. Ils étaient partis le lendemain de leur arrivée pour un parcours au début identique au leur. En effet les nantais devraient contourner le mont Parnasse selon le grimoire de Serpoga pour atteindre l’entrée d’une grotte. A l’heure qu’il était, Lussey et Janen devraient avoir terminé le tour complet du mont et devraient amorcer la montée vers le sommet. Ils ne savaient pas quoi penser de ces deux énergumènes pourtant en apparence sans folie aucune. Ce devait être une curiosité innocente et indépendante qui les poussait à faire ce trip. De toute façon s’il ne se passait rien ils en étaient quittes pour une bonne randonnée et un pic en prime à leur palmarès. Finalement ils avaient bien raison.

C’était donc avec une petite pensée pour les journalistes qu’ils commencèrent leur expédition. Il leur fallait théoriquement une journée de marche pour arriver à l’entrée de la grotte, mais ils avaient de quoi passer la nuit et l’âme vacancière de quelque uns rêvait d’une nuit à la belle étoile autour d’un feu. A trop rire on s’était lassé du sifflet de Nany, lui seul continuait à siffloter de temps en temps. Il fallait cependant tenir le bon rythme de Serpoga, et certains urbains fumeurs commencèrent à ralentir. Ils firent quelques petites pauses ça et là puis trouvèrent un coin paradisiaque pour déjeuner. Ils avaient le choix, les flancs du mont Parnasse étaient ombragés, et le chemin croisait plusieurs ruisseaux.

Le thermos de Mirea était déjà vide, c’était pour elle le début de l’aventure. Ils confectionnèrent des sandwichs avec ce qu’ils avaient pu trouver à Lamia, puis Renault argumenta auprès de Serpoga qui ne voulait pas les laisser fumer un joint.

- Regarde-moi ce paysage, on est tellement bien ici. Ca fait combien de temps qu’on a pas passé un moment tranquille au bord d’un ruisseau ? On n’aura qu’à faire une halte ce soir, il fait un temps magnifique.
- N’allez pas traîner en route après, vous allez être nazes.

Renault s’installa tranquillement au bord du ruisseau, les tourbillons de l’eau retentissaient dans ses oreilles et le mont Parnasse veillait sur lui, c’était le bonheur complet. Il proposa une indienne puis jouèrent inévitablement au « jeu des cartes, du morceau de bois et du caillou ». Serpoga perdait sans arrêt. Cette fois ils plantèrent le morceau de bois dans la terre, et le jeu prit une autre saveur.

***

Ah quelle expédition ! Serpoga en tête menait la marche et semblait premier de cordée, alors que Renault attendait Mirea ensuite, que Nany emboîtait le pas, laissant Oneill derrière. Il faut dire que l’ami Oneill semblait plus à ses rêveries qu’à la discussion avec Nany. Ce dernier, ne retrouvant pas le répondant du Oneill des villes, administrait le petit État qui logeait dans son imagination tout en enclenchant la vitesse supérieure.

Mais Oneill n’était pas fatigué. Il marchait d’un pas vif par rapport à ses habitudes, vif et régulier. Il se rendait compte à quel point la randonnée pouvait être belle, un air si pur emplissait ses poumons et tant de paysages se déroulaient sous ses pieds. A la fois fier et enthousiaste, il ressentait chaque nouveau pas comme un degré supérieur de bien être. Pas la moindre fatigue ne ralentissait ses mouvements, et il n’avait plus à réfléchir pour coordonner ses gestes, tout était automatisé, protégé comme dans une luxueuse berline allemande sur l’autoroute. Il enfilerait les kilomètres jusqu’au bout, et laisserait ainsi son regard se perdre au loin au flanc de cette montagne qu’ils contournaient depuis déjà plusieurs heures. Toujours à la contourner et se sentir en même temps en contact intime avec la roche, avec la montagne qui étend ses longs bras jusqu’à la vallée. Dans quelques heures ou le lendemain ils seraient de l’autre côté du mont, du côté de la mer, le golfe de Corinthe serait à une heure de marche. Comment ne pas aller là-bas passer du bon temps ?

Son esprit vagabondait et sautait de pensée en pensée, alors que son corps était laissé au sentier, Oneill flottait sur les flancs du mont Parnasse. Passer du bon temps, cette pensée s’enveloppa peu à peu de fumée très blanche au bord du chemin. Oneill avançait puis marchait dessus comme dans un nuage sans même la voir. Il ne voyait que le ciel incroyablement bleu, uniformément bleu, parfaitement bleu.. Au milieu de cette fumée blanche les arbres devenaient des palmiers. Il voyait une plage sous ce ciel uni auquel il s’abandonnait, et une mer bleu turquoise. Trois femmes étaient assises sur des transats avec de grands chapeaux, et des bikinis desquels Oneill ne pouvait se détacher. Il ne voyait plus que ces femmes qui le regardaient, l’une attentivement, l’autre malicieusement, et la troisième était capable de lui parler avec ses yeux. C’étaient les yeux qu’il avait toujours voulu voir posés sur lui, et la voix de cette femme résonnait dans sa tête en même temps qu’une musique très étouffée. Elle avait un maillot de bain jaune, très simple, mais qui lui allait comme à une déesse. Le corps d’Oneill n’était pas dans le climat d’altitude de la montagne grecque, à mesure qu’il avançait vers ces femmes au corps parfait. Cette brune aux cheveux longs et très légèrement bouclés lui chuchotait des mots qu’il ne comprenait pas. Cet air de musique pouvait lui faire ressentir un bien-être rare, elle était parfaitement adaptée. Il se sentait poussé et porté vers ces trois créatures à l’air accueillant de bienfaitrices. A mesure que cet environnement s’ouvrait à lui, il reconnut des notes de guitare, détachées et lointaines, puis un air langoureux, qui lui caressait le dos comme pour le faire avancer plus vite. La guitare était plaintive, et parfois un homme à la voix éraillée beuglait quelques paroles lointaines. Pour lui c’était comme une musique qui lui présentait la situation : l’ensemble portait la marque de l’inéluctable, de la pente savonneuse, mais surtout de l’aboutissement d’une souffrance. La fin d’une longue attente, douloureuse. Il lui semblait reconnaître Jimi Hendrix. Peut-être voyait-il aussi dépasser le manche de sa guitare. Oneill n’était sûrement pas sur les flancs du mont Parnasse, il s’allongeait plutôt dans les transats en prenant tout ce que cet univers lui apportait.