Serpoga Z (4)


4. Mission cinquième

Encore un peu de fouille sur le réseau et Serpoga finit par trouver l’adresse des frères Smiakov. C’était à Paris, dans Paris, rue Mouffetard dans le 5ème arrondissement. La dernière fois qu’il était allé à Paris, c’était pour faire visiter la capitale à sa mère, un sanctuaire réservé aux touristes et aux riches propriétaires. On n’habitait pratiquement plus à Paris, et on ne travaillait à Paris que pour servir les grands de ce monde. Un monde de luxe, de palaces, de grandes boutiques et de somptueuses demeures, que Serpoga ne connaîtrait jamais plus qu’un touriste. Si, il restait une dernière possibilité de faire fortune à cette époque : gagner au loto mondial. Cette blague internationale prétendait couvrir d’argent un idiot qui avait coché les bonnes cases et qui foutrait sa vie en l’air avec ses milliards. On n’avait d’ailleurs aucune preuve que l’argent mis en jeu était gagné.

Serpoga fit une pause, son regard se perdit dans le vide. Ces types voyageaient-ils vraiment dans le temps ? L’explication – quitte à en trouver une – pouvait aussi être l’immortalité de ces deux énergumènes. Quoique voyager dans le temps était une forme d’immortalité. Quelles pouvaient être les joies d’un voyage dans le temps ? Gagner au loto ! Mais ce n’était visiblement pas ce qu’ils avaient choisi. D’ailleurs s’il pouvait le faire, il ne tricherait pas au loto. Ou alors juste histoire de se faire un peu d’argent, il doit de toute façon y avoir des centaines de façon de se faire plaisir à maîtriser le temps. Devant l’écran de son ordinateur, les yeux de Serpoga brillaient. Lui ne ferait qu’un voyage. Vers le XXème siècle, mais quelle date exactement ? Dans les années 1960, histoire de voir passer toutes les belles années qui s’en suivraient. Car autant vivre une vie normale, pensait-il. C’était décidé, ce soir il se rendrait rue Mouffetard, il y avait des métros toute la nuit, il n’avait qu’à avoir une bonne excuse en cas de contrôle de police. Ma mère est souffrante, messieurs, je me rends à son chevet, à l’hôpital international de Paris, situé justement dans le 5ème arrondissement. Je ne peux pas attendre.

Il n’était pas tout à fait seul dans le métro à deux heures du matin. On autorisait encore les clochards à y résider, car Paris ne serait pas Paris sans sa faune nocturne. Quelques rares travailleurs de la nuit. La police. Quand il descendit à l’arrêt correspondant à l’hôpital, il fut tout à coup heureux de marcher dans Paris vide. Le quartier latin avait gardé son charme, des petites rues avaient survécu aux attaques du béton. La place de la Contrescarpe ressemblait à celle d’un petit village typique du XXème siècle. C’était presque un voyage dans le temps. Rue Mouffetard. Quand il fit face au bâtiment, toutes les lumières étaient éteintes. Normal. Il ne fallait pas s’attarder, quitte à faire une connerie, il fallait la faire vite. De toute façon les grands appartements parisiens appartenaient à des gens qui passaient leur vie ailleurs. Quelle injustice. Il avisa une fenêtre entrouverte au deuxième étage. Comme un chat, il grimpa de gouttière en balcon, puis de balcon en gouttière, et poussa doucement la fenêtre, et atterrit dans un salon huppé. Il respirait à peine. Il lui restait à sortir de l’appartement, il laissa la porte entrebâillée. Dans la partie commune, il trouva l’appartement des Bogdanov, au dernier étage. Porte close. Demi-tour. Il ressortit par là où il était entré. Quelqu’un dormait sûrement dans l’une des pièces. Encore un peu d’escalade et le voici en face de ce qui devait être l’appartement des Bogdanov. Vivaient-ils seuls ? Etaient-ils présents ? Il poussa sur la fenêtre, qui ne céda pas. Enjamba la balustrade, pour être plus à l’aise. Avec le coude, il brisa la vitre et d’un geste vif, ouvrit la fenêtre et se glissa à l’intérieur. Un salon. Puis il ne bougea plus pendant cinq minutes. Ouf, rien ne se passait.

Le salon était vaste, et bien aménagé. C’était le même appartement que deux étages plus bas. Prudemment il fit le tour de l’appartement, son cœur battait à tout rompre, il se répétait qu’il y avait de fortes chances qu’ils ne soient pas là. Une chambre, un lit. Vide. Cuisine, couloir, une deuxième chambre. Vide. Salle de bains. Fin de l’appartement. Serpoga prit une profonde inspiration. Ah que l’aventure excitait l’Homme ! Il était dans l’appartement des chrononautes. Il pouvait allumer la lumière et chercher tant qu’il pouvait. Les lieux ressemblaient bien à ce qui pouvait occuper des scientifiques : des quantités de livres, des ordinateurs, et – tiens ! – pas de Centre de Divertissement. Il trouva un mot sur la table de la cuisine.

Grichka,

Quand tu reviens, confirme-moi ta présence à 8h00 UST pour contrôler mon action Vlad Cheren - 1911. Rien de grave, le mec a mis plus de temps à comprendre.

Ig

Il avait remarqué d’étranges pendules. Paris – 02 :43 / GMT – 00 :43 / UST – 01 :43. Il ne savait pas à quoi correspondait UST, mais si elle fonctionnait comme il le pensait, il avait encore du temps devant lui. Grichka débarquerait dans quelques heures. Impossible de savoir quand, alors autant se presser. Enfin, grogna-t-il, il n’y avait pas l’air d’y avoir de machine à remonter le temps dans cet appartement ! Qu’y avait-il de bizarre ? Pas mal d’ingrédients incongrus dans le réfrigérateur. On aurait plutôt dit des chimistes par moments. Il trouva aussi une arme, un vieux colt chargé. Sa décision était prise. Il tira les rideaux. En attendant l’arrivée de Grichka, il feuilleta des livres scientifiques installé dans l’un de leurs fauteuils. C’était compliqué, trop de théories chimico-quantiques ou quantico-chimiques, il ne comprenait rien. Ce qu’il cherchait c’était une recette, un procédé, une description de comment voyager dans le temps. Découragé même par les notes manuscrites des frères Smiakov, il se fit un café, car ce n’était pas le moment de s’endormir.

Soudain – il était presque cinq heures à Paris – il ressentit comme des distorsions dans l’air de l’appartement, il aurait décrit ça comme des courants d’air qui changeaient tellement rapidement qu’aucun souffle n’était perceptible. Il lui semblait percevoir des sons étouffés, tout bougeait sans que le calme de la nuit parisienne ne semble perturbé. De l’agitation dans une parfaite statique. Puis Grichka Smiakov apparut dans l’un des fauteuils. Il dormait, Serpoga eut du mal à le réveiller.

- Hé, qu’est-ce que vous faites là ?
- Ne bougez pas ! Serpoga braqua son arme vers Smiakov.
- Holà, pas de panique. Que voulez-vous ?
- Vous parler. Je vous préviens, un geste brusque et je vous descends, je suis sûr que ça ne vous plairait pas.
- OK, OK. Faites pas de connerie. Que voulez-vous ?
- Voilà. Je sais que vous voyagez dans le temps, ne me dites pas le contraire ! cria Serpoga, puis il se ravisa en pensant aux voisins. J’ai des preuves. Si vous voulez rester en vie vous allez m’obéir.
- Euh…
- Tout se passera bien. Je veux faire un voyage, c’est tout.
- C’est que… Bon, écoutez, c’est vrai, mais ceci est complètement maîtrisé. Si vous voyagez dans le temps vous allez forcément faire quelque chose qui va modifier l’ordre des choses, et peut-être conduire à des catastrophes. Il vaudrait mieux que vous ne le fassiez pas.

Serpoga réfléchit. Merde, ce type allait l’intimider avec ses considérations spatio-temporelles. Il allait devoir négocier, car il ne fallait pas tuer Grichka s’il voulait réaliser son rêve.

- Je te bute si tu refuses. Alors tu voyages vraiment dans le temps ? Comment ?
- Ecoute, quoi qu’il arrive, ne tire pas. Si tu me tues, il… Il arrivera plein de choses horribles.
- J’en ai rien à foutre. Explique-moi comment ça marche.
- C’est vrai qu’on peut s’en foutre, mais laisse-moi t’expliquer.

Smiakov espérait qu’il n’avait pas en face de lui un terroriste complètement désintéressé du destin de l’Humanité. Il opta pour le dialogue. L’explication était le remède de toutes les colères.