L'Homme sur la plage

Grâce à Dieu ou à quelque chose d’autre, nous sommes dotés de la conscience de notre existence. Une forme poussée de réflexion que nous avons construite au fil de nos découvertes (le feu, le fer, le vin, Internet) nous permet de comprendre peu à peu le monde qui nous entoure et de réfléchir à notre existence. L’Homme resté assis sur la plage face aux étoiles est limité par son corps parce qu’il doit faire ses besoins comme un vulgaire chien. Mais ces servitudes permettent dans notre cas de faire fonctionner – finalement on ne sait pas trop comment – quelques kilogrammes de matière spongieuse et grise, dont il ressort que l’Homme est doté de conscience. Et c’est à première vue le seul à qui cela est arrivé. Il existe plusieurs manières d’apporter des éléments de réponse aux questions que peut se poser l’Homme qui s’est soulagé puis est qui est retourné sur la plage voir les étoiles. Mais celles que je préfère proviennent de la science.

On sait que par une conjonction incroyable d’évènements, la vie est apparue sur Terre. Il a fallu du temps pour comprendre que c’est une grosse boule, qu’elle tourne – comme quelques autres – autour du Soleil. C’est notre étoile, une boule incroyable dont le fonctionnement peut être décrit en terme de matière, de pression, de température et d’énergie, mais dont les valeurs dépassent complètement notre entendement. On l’assimile donc à une sorte de boule de feu, chaude, lumineuse et lointaine, et on se résout à n’en tirer qu’un vulgaire bronzage, quoique certains trouvent le moyen d’aller jusqu’au cancer de la peau. Grâce au Soleil, une bonne température, des conditions chimiques optimales, quelques milliards d’années et voilà, des pots d’échappement catalytiques aux éjaculations faciales en passant par le suffrage censitaire, nous voici. L’Homme sur la plage regarde les étoiles, il a un peu bu et se demande ce qu’il y a, là-haut.
D’autres soleils, d’autres planètes, répond la science. Mais l’Homme, qui a construit de gros télescopes capables d’aller voir à des distances inimaginables, ne voit rien d’autre. Statistiquement il y a forcément d’autres planètes dans des configurations similaires à la notre. Mais de toute façon cela fait à peine deux mille ans qu’on compte les tours de la Terre autour du soleil. Il y a 6 millions d’années nous étions des singes. Ce ne sont que quelques fractions de seconde dans l’Histoire de l’Univers, qui commencerait semble-t-il au fameux Big-Bang, il y a, allez, 13 milliards d’années. Voilà peut-être pourquoi personne ne vient nous parler ni nous rendre visite. Il doit y avoir aux quatre coins de l’Univers des coccolithophoridés qui commencent à peine à produire laborieusement quelques molécules d’oxygène. Vivement la Star Academy !

Rassuré sur ce point l’Homme de la Nature songe que soit d’autres civilisations ont existé et que dans quelques années on fera des fouilles archéologiques à l’autre bout de l’Univers, soit l’Homme est tout simplement le premier. Difficile de trancher, comme ça, sur la plage. Vu notre niveau de développement, comment une civilisation pourrait-elle s’éteindre ? Si d’autres ont déjà disparu, jusqu’à quelle point sont-elles allées ? Combien d’homo sapiens ont reçu une bonne grosse météorite sur la tête alors qu’ils commençaient à peine à découvrir les joies de la peinture au coin du feu ? Une bouffée d’air frais du large fait assimiler l’information à l’Homme sur la plage. Mais d’autres questions le taraudent encore.

Le Big-Bang comme théorie du commencement de l’Univers. Qu’est-ce que ça veut dire ? N’y avait-il rien avant ? Mais rien où ? L’univers serait en pleine expansion. La notion d’infini est mathématique, elle n’est pas concevable dans la Nature. Les grandeurs auxquelles nous sommes habitués sur Terre ne peuvent qu’être des grandeurs locales, un coin de voile levé sur cette étrange chose qui nous a donné naissance et dont il paraît peu probable qu’on voie un jour dans sa globalité. Cet Univers dont nous ne concevons pas les limites ne peut qu’être une projection de la Réalité sur les trois dimensions auxquelles nous avons accès, quatre pour les plus malins. Ce sont peut-être des informations tout simplement impossibles à se procurer, comme dans la fameuse allégorie de la caverne de Platon. Et pourtant Impossible n’est pas français !

Il ne reste donc à l’Homme sur la plage qu’à contempler de la beauté des étoiles en pensant à ses descendants qui continueront si tout se passe bien, si les émissions de CO2, les têtes nucléaires, la pauvreté ou la connerie n’anéantissent pas ce doux rêve de connaissance.

Tousse Métro

L’air froid est comme un coup de fouet qui atteint d’abord mon visage puis investit sournoisement tout mon corps. Mes épaules se haussent dans un réflexe que je n’ai toujours pas compris. Pourquoi a-t-on moins froid en levant les épaules ? Je ne suis jamais assez couvert. Alternativement, mes mains nues explorent les profondeurs de mes poches, il en faut bien une à l’extérieur pour tenir ce porte-documents. Je n’ai pas vraiment réussi à résoudre ce problème. Trop d’affaires à transporter pour les mettre dans mes poches. Et si peu en même temps. Un livre. Des clefs. Un téléphone, histoire de ne pas m’irradier les couilles.

Enfin la bouche de métro, je marche vite, je pense à autre chose. Quelques contraintes matérielles m’obligent à gesticuler, ceci sous le contrôle d’un neurone réveillé pour l’occasion. Franchir une porte, éviter de bousculer mes condisciples, sortir ma carte d’abonnement. J’inflige au portique anti-fraudeurs l’exacte impulsion me permettant de le franchir. Pas trop fort, sinon l’objet de métal part en butée et se retourne immédiatement et violement vers celui qui la poussé. Enfin je peux me plonger dans ma lecture quotidienne. L’observation de mon entourage mobilise toujours quelques facultés intellectuelles, je note les particularités de mes compagnons de wagon. Le flux entrée-sortie d’une rame de métro est compliqué à gérer. Il faut savoir bien se placer pour minimiser le dérangement des entrants et des sortants. Fort heureusement, mes lignes et mes horaires m’évitent la plupart du temps une affluence exagérée.

Ce n’est pas le cas ce matin. Dans ma correspondance à la Gare de l’Est, il y a beaucoup plus de monde que d’habitude sur le quai . Il devient difficile de circuler sous la faïence orange. Je parcours l’intégralité du quai pour enfin atteindre la partie qui optimisera ma descente. Une rame aurait déjà du arriver depuis longtemps. Je scrute les miens. J’attends celui qui posera la question pour écouter la réponse. Ça y est : « Ils n’ont pas prévu de grève, pourtant aujourd’hui ? ». « Ben, non, je ne crois pas ». Lorsque les bruits annonciateurs d’une rame nous parviennent, les voyageurs commencent à se placer. On se rapproche du bord, on serre son voisin, on se dit que cette fois, on monte. Quand les portes s’ouvrent, la rame se vide des trois quarts de sa population, qui se fraye difficilement un chemin dans le comité d’accueil. Plus le temps passe plus les entrants stressent, on redoute l’arrivée prématurée du bip sonore. Le flux sortant se tarit, il se fait déborder par l’entrant dans un transitoire riche en frictions. On s’engouffre à gauche et à droite quand on sort encore au milieu, j’attends encore un peu. La rame est presque pleine. Déjà, beaucoup de voyageurs, les plus faibles, les moins pressés, renoncent à monter. Je me lance, creuse ma place en douceur, il y a toujours du jeu que l’on peut exploiter. Il ne faut pourtant pas exagérer comme cette grosse femme qui pousse violemment à côté de moi et parvient à hisser la moitié de son corps dans la rame. Le signal sonore retentit, elle pousse encore plus fort, ça grogne. Je fais ma place et laisse les portes se fermer derrière moi. Elle est passée. Je peux relâcher la pression.

***

On sent que les voyageurs minimisent leur respiration. Personne ne fait le moindre mouvement, impossible. On essaye de regarder ailleurs, de ne pas faire de grimace, le moment est difficile à passer. Je pourrais disserter sur les expressions des yeux, des visages. Je vois tout le monde. Ma grande taille me fournit un champ de vision, je crois que je ne supporterais pas d’être encadré par des mentons, des manteaux et des bras tendus au dessus de ma tête. La station suivante libère beaucoup de monde, la rame retrouve un aspect plus habituel, c’est toujours pareil. Maintenant je pourrais presque sortir mon livre. Je pèse le pour et le contre, la rame accélère, mais dans un choc violent accompagné d’un bruit qui me déchire les oreilles, nous tombons tous les uns sur les autres. Puis plus rien, pendant peut-être deux secondes. A nouveau, la rame est secouée dans tous les sens, nous ne sommes plus qu’un liquide humain visqueux remué de haut en bas et de droite à gauche. Je heurte indifféremment chacune des parois du wagon, je tombe sur des gens, d’autres me tombent dessus. Puis soudain tout s’arrête. J’ai à peine le temps d’amorcer une réflexion sur ce qui vient de se produire, d’évaluer les dégâts, que ça recommence. Des spasmes nous secouent, j’ai l’impression que la violence est inouïe mais je ne ressens aucune douleur. Il n’y a pas de cris, ou alors ils sont couverts par le vacarme. Je sens notre cage d’acier se cogner aux murs. Le même phénomène se reproduit une dernière fois, il dure moins longtemps.

Mon premier réflexe est de bouger chacun de mes membres, l’un après l’autre, en craignant à chaque instant une vive douleur, en essayant de ne pas écraser davantage l’homme sur lequel j’ai atterri. Mais personne ne crie, je ne suis pas blessé, il semble que tout aille bien. La rame arrive d’ailleurs à la station suivante, je ne l’avais pas sentie redémarrer. Nous descendons, hagards. Tout le monde marche lentement, en traînant les pieds. Nous sommes sonnés. Alors que j’atteins les escaliers menant vers la sortie du métro, les murs se mettent à vibrer avec la même intensité que la rame précédemment. Je suis projeté contre un mur puis à nouveau au sol, le bruit est assourdissant. J’ai peut-être un peu repris mes esprits car je me dis « un séïsme ».

Je rampe alors que le sol se soulève encore par à-coups, je me cramponne à la rampe. Pendant quelques secondes d’accalmie, je gravis les marches, puis dans un souffle plus violent que les autres je suis projeté à une dizaine de mètres de la bouche de métro. A nouveau tout s’arrête et le silence se fait. Le métro a gerbé une vingtaine de personnes ainsi, je m’assieds, je n’ai toujours pas mal. Je suis adossé contre un kiosque à journaux, une dizaine de secondes passent dans un calme absolu. Il n’y a pas un cri, certaines personnes ne se relèvent pas, d’autres, comme moi, se tournent vers cette étrange orifice d’où nous venons. Dans un grand bruit qui cogne dans ma poitrine, une énième secousse projette des grappes de voyageurs à plusieurs mètres de hauteur. Cette fois je ne bouge pas, la rue est immobile, les voitures circulent calmement. Je vois les corps désarticulés flotter dans les airs puis retomber autour de moi et plus loin encore. Les hommes sont comme des postillons dans la bouche de ce métro.

Alors que je sens venir la secousse suivante, je me dresse sur mon lit, en sueur. C’était un cauchemar. Ma femme à côté de moi tousse de toutes ses forces et se racle la gorge. Je la prends dans mes bras. « Ça va ? ». « Je suis malade ».

Une nuit avec Serpoga (1)



1. Le destin du jeton jaune


On se serait cru dans l’Union Soviétique après la guerre, et pourtant la scène se passait au centre commercial Carrefour de Rambouillet. Après les caisses, un serpent de petites femmes attendait en silence vers une déception annoncée. Elles regardaient toutes une sorte de grosse boîte colorée qui faisait régulièrement quelques bips électroniques. Les plus riches avaient en main une quantité impressionnante de jetons jaunes, empilés, et prêts à être échangés. Celles qui avaient épuisé leur stock s'en allaient l'air abattu vers la sortie et la procession faisait quelques petits pas en avant, comblant rapidement le vide. Les femmes, souvent munies d'un caddie, rarement jeunes, se rapprochaient de la machine en carton qui recueillait les jetons. "Un gagnant toutes les 5 minutes" annonçait l'écriteau sur lequel était dessiné une sorte de chronomètre gradué jusqu'à cinq. Adrien Serpoga était trop loin pour pouvoir lire quels étaient les lots à la clef. Cela ne devait pas être un voyage aux Caraïbes, pensait-il en avançant vers la caissière. Il ne pouvait détourner les yeux de ce spectacle fascinant. Serpoga était en déplacement à Rambouillet, même au niveau spirituel. Il lui restait encore à conduire sa vieille voiture jusqu'à Paris pour regagner ses pénates. Le jeune Serpoga était en stage dans le cadre de ses études en informatique, et le travail de son équipe consistait à assurer le bon fonctionnement d’un réseau critique, puisqu’il s’agissait d’ordinateurs qui servaient à traiter les données enregistrées par des télescopes perfectionnés pointés vers les étoiles. Ces excursions parfois quotidiennes au fin fond des Yvelines à toutes heures du jour et de la nuit battaient au rythme du passage de lointaines planètes passant derrière de lointaines étoiles. Les scientifiques déduisaient une quantité d’informations de la perturbation des maigres signes que nous envoient les planètes par le passage derrière une étoile. C'était l'occasion pour Serpoga le parisien de se fondre aux locaux dans un ravitaillement collectif au supermarché.

Devant lui une jeune femme, la trentaine, le caddie assez peu chargé. Mariée sans enfants? Comment être célibataire à Carrefour Rambouillet? Dans ses promenades en grande surface, Serpoga n'avait eu sous les yeux que des agents chargés de rapporter de la nourriture, du papier toilette et toutes sortes de nettoyants ménagers à un foyer tout entier. Des femmes dans une écrasante majorité, et de tous les âges. Les plus jeunes étaient souvent flanquées de un ou plusieurs marmots à contrôler tout en assurant la survie alimentaire de la meute. Mais cette dernière en face de lui était une surprise, seule, jeune, sans enfant. Elle achetait pourtant plus qu'un célibataire. "Un homme à la maison, n'est-ce pas?" lui fit Serpoga des yeux alors qu'elle avait la tête plongée dans ses sacs plastiques. Il allait enfin pouvoir payer sa bouteille de Bordeaux. Il avait aussi pris un de ces désodorisants pour cuvettes de chiottes. Il fallait bien combattre les mauvaises odeurs.

La caissière lui remit un jeton jaune. Mince, il n'avait pas prévu le coup. Il pensa immédiatement à Puissance 4, ce jeu qui consistait à aligner des jetons jaunes en empêchant l’adversaire d’aligner ses jetons rouges. Rouge n’est pas une bonne couleur pour un jeu de supermarché. Le rouge c’est le sang, la violence, qui sait ce que la vue de dizaines de jetons rouges pouvait provoquer chez un psychopathe ? Carrefour Rambouillet l'attaquait donc en lui tendant un jeton jaune, la couleur du cocu, Carrefour Rambouillet l'appâtait avec sa machine en carton. Il réfléchit. Un gagnant toutes les cinq minutes? Les cadeaux devaient être la plupart du temps des bons d'achat, faciles à faire imprimer par une machine en carton et fidélisant la clientèle. Les lots plus rares (la cafetière, le VTT 21 vitesses) étaient sûrement à retirer à l'accueil du magasin. Peut-être y aurait-t-il un de ces jours, après deux semaines de suspense intense, une grand-mère fidèle du magasin en partance pour Lanzarote, qui sait? Quoi qu'il en soit, souhaitant pourtant retarder au maximum son départ pour une circulation plus fluide aux abords de Paris, la carte des radars automatiques en tête, Adrien Serpoga ne rallongea pas la file d'attente à la machine en carton (décidément, il n'y avait pas moyen d’attribuer un autre nom à la lente procession). Il avisa un jeune bambin qui attendait avec sa mère, elle-même occupée avec un de ces enfants qui ne marchent pas encore. Celui qui arrivait maintenant à mettre un pied devant l’autre, un de ces futurs de la génération vigi-pirate, comprit au quart de tour ce que signifiait la main tendue de Serpoga et s'empara du jeton jaune, dont il savait parfaitement quoi faire.


***


La scène avait marqué Serpoga. Tout en surveillant la jauge de température dans sa voiture aussi vieille que lui, il avait laissé vagabonder son esprit. Quel cauchemar d’attendre ainsi devant la machine en carton. "Un gagnant toutes les 5 minutes". Il pensait à cette histoire qu’il avait un jour entendue, un distributeur automatique de billets qui s’était détraqué, gerbant des liasses d’euros dans la rue. Cohue. Bagarres. Billets qui volent dans les airs. La machine en carton pourrait elle aussi déborder un jour de bons d’achats à trois chiffres, provoquant des crêpages de chignons entre mégères des Yvelines pour attraper les papiers magiques, puis la faillite de Carrefour Rambouillet. "La machine en carton devenue folle", titrerait Le Parisien. Non, jamais le peuple ne pourra vaincre Carrefour, même si la machine se mettait à déborder de générosité elle serait vite réparée et les mégères redeviendraient de gentilles bergères, au pouvoir d’achat en chute libre.

De retour chez lui, il alluma son ordinateur. Au XXème siècle, il n’y avait qu’Internet et Google pour fouiller. Alors il fouilla : "un gagnant toutes les 5 minutes", jeux de supermarchés, sociétés de jeux de hasard, fabricants de puces électroniques, forums de petits experts en micro informatique. Sans grand résultat. Il put lire les états d’âme d’un écolo qui mettait en contradiction la politique environnementaliste de Carrefour et le fait d’émettre des bons d’achat à la pelle puis de les jeter à la poubelle.

Le jour suivant il retourna au supermarché Carrefour de Rambouillet, mais n’obtint pas de jeton jaune pour son paquet de gâteaux. Ce devait être le désodorisant pour chiottes. Il fallait admettre que donner un jeton pour l’achat d’un produit d’entretien – de marque, forcément – était plus équitable qu’en donner pour une bouteille de pinard. Serpoga examina la machine de plus près. La grosse boîte en carton n’enfermait guère plus que de l’air mais elle donnait l’impression d’un super-ordinateur capable de battre Gary Kasparov aux échecs. Elle n’imprimait pourtant que des bouts de papier, une fois toutes les cinq minutes. En regardant de plus près il obtint le nom de l’huissier parisien qui avait contrôlé le jeu, et le contacta sur le champ en se faisant passer pour un étudiant qui rédigeait un mémoire sur le droit des jeux de hasard grand public. Rendez-vous fut pris.


***


Sa prestation peu convaincante juridiquement parlant face à l’huissier lui cependant permit de faire parler longuement le bavard. L’étudiant en juridique de la statistique et du hasard pouvait légitimement faire valoir un passif mathématique plutôt que juridique, ce qui correspondait davantage au profil de Serpoga. L’huissier, un beau spécimen de soixante-huitard les pieds encore quelques centimètres au-dessus du sol, avait vidé son sac, ravi de transmettre son analyse à la nouvelle génération. C’était la première fois, avait-il même confié à notre enquêteur, qu’un étudiant venait le trouver.

Le principe du jeu était le suivant. Une écrasante majorité des lots était constituée de bons d’achats à valoir dans le supermarché mais on trouvait aussi une vingtaine de DVDs, un VTT et enfin le gros lot, non pas les Canaries, mais une semaine au Maroc. Le jeu s’étalait sur deux longues semaines, ce qui donne une idée du nombre de bons d’achats distribués par rapport au nombre de lots réels. De l’huissier, Serpoga apprit aussi que le supermarché calculait précisément ses gains et ses pertes : les jetons n’étaient offerts que pour l’achat de certains produits de marque signalés en magasin. Les marques concernées étaient liées par un contrat spécial avec l’enseigne, avec une prime monétaire justifiée par l’augmentation démontrée des achats des produits de la marque. Bref, les visiteurs de Carrefour Rambouillet achetaient des marques, donc les marques remerciaient Carrefour Rambouillet. Et il y avait bien un cadeau à gagner toutes les cinq minutes en moyenne. Derrière la boîte en carton se trouvait un ordinateur de bureau tout ce qu’il y a de plus simple, et sur lequel tournait un logiciel fourni par une PME de la région parisienne. Compréhensif, l’huissier lâcha les coordonnées de ladite entreprise.

Serpoga se présenta à cette société comme un élève ingénieur faisant un mémoire sur l’informatique des jeux de hasard, décidément ces mémoires que l’on donne à faire aux étudiants étaient d’excellents prétextes à un mitraillage de questions. Du haut de ses vingt ans et avec un visage loin d’avoir à connaître les assauts quotidiens d’une lame de rasoir pour être glabre, Adrien Serpoga n’inspirait pas la méfiance. En plus lors de ces entretiens, il faisait exprès de comprendre lentement. On le conduisit au responsable commercial qui s’occupait du contrat Carrefour, un jeune d’une trentaine d’années qui ne semblait pas connaître grand chose à la programmation mais manipulait volontiers des contrats minables. La société ne fournissait que l’âme de la machine, à savoir le logiciel. Le reste du super-ordinateur qu’abritait la grosse boîte en carton colorée était constitué d’un lecteur de jetons, une mini-imprimante et un écran LCD – même pas tactile – tout ceci connecté à un simple ordinateur de bureau sur lequel était installé le logiciel. Un "soft simplissime" programmé il y a une bonne dizaine d’années et à peine mis à jour, plaisanta le technico-commercial. Sur commande du lecteur de jetons, l’écran affichait le verdict annoncé par le logiciel : perdant ou gagnant et dans ce cas il imprimait la plupart du temps un bon d’achat lisible à la caisse avec un code barres. Tout le matériel appartenait au supermarché.

Sur la base de la fréquentation du magasin et de la dynamique prévue d’écoulement des jetons, le logiciel attribuait pour l’ensemble des deux semaines de jeu une espérance de gain à chaque jeton. Une probabilité et non pas une horloge qui bipperait toutes les cinq minutes pour désigner un gagnant comme semblait le promettre le slogan. Pas la peine donc d’arriver à l’ouverture du magasin et d’introduire un jeton toutes les cinq minutes, cela ne marchait pas. Cette stratégie avait plusieurs avantages. Aux yeux de l’huissier tout d’abord, les gains n’étaient pas prévisibles. Ensuite, sur la base du profil d’achat des produits signalés en magasin – plus optimiste qu’en temps normal, jeu spécial oblige – donc du nombre de jetons émis chaque jour, il acceptait le slogan "un gagnant toutes les 5 minutes", sous-entendu "en moyenne". Aux yeux du magasin, il y avait plus de gagnants aux heures de pointe, et si moins de jetons étaient émis, il en irait de même des bons d’achat. Le jeton inséré, le logiciel temporisait histoire de limiter le nombre de jetons jouables en cinq minutes. Comme en plus il fallait imprimer des bons d’achat ou changer de candidat, le système avait un régime de fonctionnement nominal bien connu. Grosso modo un jeton sur vingt était gagnant.

Mais par-dessus tout, Serpoga avait appris de l’huissier que le principe du jeu était avant tout d’émettre des bons d’achats. En effet à quelques kilomètres du supermarché Carrefour de Rambouillet venait de s’ouvrir un Auchan Rambouillet. Les experts parisiens du siège de l’enseigne avaient prédit que pour des raisons de proximité, une certaine partie des clients ne reviendrait pas. Mais une bonne majorité de la clientèle de Carrefour était cependant à fidéliser à cet instant précis. C’était donc d’un petit bureau parisien qu’était parti l’ordre de lancer ce jeu.


Une nuit avec Serpoga (2)



2. Un demi-rêve à demi réalisé



Le reste n’était que conjectures, hypothèses, divagations. Pour Serpoga, l’ordinateur tournait la nuit. Dissimulé sous la grosse boîte en carton, il était difficile d’accès, et il imaginait mal un employé du magasin démonter l’édifice simplement pour aller éteindre la machine pour la nuit. Redémarrer une chose pareille ne devait pas non plus être totalement évident et source d’erreurs, en tout cas pour un employé lambda qui ne connaissait pas le logiciel. Serpoga était persuadé que la machine fonctionnait la nuit comme le jour. Le seul gros problème pour le terroriste en herbe était qu’à un moment ou à un autre un mot de passe devait protéger le système. Sans être une matière au programme des cours de Serpoga, forcer une telle barrière n’était pas insurmontable, mais ne s’improvisait pas non plus. Il fallait aller se rendre compte sur place. Le soir même il avança son réveil de deux heures, ce qui rendait sérieusement bizarre son heure de départ. Mais les télescopes faisaient un enregistrement critique et il lui fallait être là-bas à six heures, il serait donc à Carrefour Rambouillet à l’heure parfaite pour faire des conneries : quatre heures du matin.

Il eut beaucoup de mal à s’endormir et gambergea une bonne partie de la soirée. L’effort pour se lever fut violent mais récompensé par une bonne forme. Chaque étape de sa préparation dura moins de temps que d’habitude. Il choisit des habits noirs. Bercé par le ronronnement de la mécanique de sa voiture fendant l’air en solitaire, il avait l’impression d’être encore dans son lit en train de rêver. Mais il tenait le volant avec la main ferme de celui qui s’est levé avant les autres. Quand il quitta la route pour s’engager dans l’allée menant au centre commercial, son rythme cardiaque accéléra. Il pila au milieu de la route en pensant aux caméras de surveillance. Heureusement il avait du papier et du scotch, et dissimula comme il le put ses plaques d’immatriculation, au cas où. Il ne pensa plus aux caméras et se gara dans l’ombre des lumières du parking, derrière le magasin, près des poubelles. Sa veste comportait une capuche qu’il rabattit sur sa tête.

Il commença par faire nonchalamment le tour du magasin, un peu comme s’il cherchait l’endroit idéal pour uriner. Quand il passa devant l’entrée principale il scruta la pénombre pour y déceler un vigile ou la traînée lumineuse d’une lampe de poche. Rien. Il essaya de faire jouer les portes coulissantes, qui ne lâchèrent rien. Il imagina un groupe de vigiles surveillant ses moindres faits et gestes depuis le poste de contrôle, les rigolards attendant le bon moment pour aller le cueillir. Aucun espoir du côté de l’entrée principale ni des quelques portes blindées qui étaient solidement verrouillées. Il avait terminé le tour du vaste bâtiment. C’était certainement par derrière, du côté des poubelles et de l’entrepôt qu’il avait ses chances. Il envisageait de construire un échafaudage sur le toit de sa voiture pour parvenir à se hisser au-dessus de la palissade qui protégeait l’entrepôt extérieur. Mais il craignait que cette cour à ciel ouvert, plus facile d’accès, ne renferme quelque autre porte blindée pour parvenir à l’intérieur du magasin.

Puis il s’approcha du quai de livraison. Une plate-forme à hauteur de remorque permettait de décharger facilement les camions, et un rideau métallique fermait l’endroit. Il inspecta le rideau, dont il pensait connaître le mécanisme, ayant par le passé travaillé dans une usine de confitures. Dans son usine, Serpoga avait souvent eu à passer un rideau similaire avec des marchandises ou des ordures, et pour actionner le rideau, une ficelle pendait de chaque côté. Une impulsion enroulait le rideau, qui se déroulait ensuite automatiquement après quelques secondes. Il leva les yeux, et distingua ce qui pourrait ressembler à un crochet, inaccessible. La nuit les employés devait décrocher la corde. Il y avait aussi une serrure pour actionner le rideau sans la corde, mais évidemment Serpoga n’avait pas la clé. Il essaya de soulever le rideau à la main, sans succès. Bredouille, il tourna les talons, emportant avec lui une idée.

La nuit suivante, Serpoga fit de nouveau face au rideau. Il était encore plus tôt, et il travaillait à nouveau à l’aube. Cette fois il avait dans sa voiture un escabeau emprunté à son voisin. Sur la pointe des pieds sur la dernière marche de l’escabeau, il lui manquait encore une cinquantaine de centimètres. Il avait pris une ficelle à toutes fins utiles. Il fit une longue boucle qu’il lança en direction du crochet. Raté. Il fouetta ainsi plusieurs fois le plafond, et parvint au bout de quelques tentatives à accrocher le crochet. Une impulsion. Avec un vacarme comparé au silence environnant, le rideau s’enroula à toute vitesse sur lui-même, laissant passer la lumière extérieure dans l’entrepôt. Adrien Serpoga, dont le rythme cardiaque battait tous les records, resta figé quelques secondes, et le rideau se referma. Il attendit longtemps, mais ne perçut aucun bruit, alors la seconde fois il fit un nœud à la corde, ouvrit le rideau, dégringola de l’escabeau, et entra dans l’entrepôt. A l’intérieur un autre problème se posa, il faisait complètement noir. Il resta immobile un bon moment pour habituer yeux à l’obscurité. A tâtons il trouva la ficelle qui ouvrait le rideau de l’autre côté et l’actionna. La lumière se fit à nouveau dans l’entrepôt. Il parvient enfin à identifier un interrupteur à quelques mètres de lui. Les néons clignotèrent en grésillant de toutes leur forces, baignant les rayonnages dans une lumière blanche. Ca y est, se dit-il, il avait pénétré Carrefour Rambouillet.


***


Il attendit une minute entière, l’oreille aux aguets, et rien ne se passa. Pas de chien, pas de vigile à l’horizon. Le demi-rêve de Serpoga, à savoir se balader librement dans un supermarché et disposer de toutes les marchandises, n’était pas encore réalisé. Il s’était souvent imaginé avec des amis, complètement libres dans une grande surface, circulant dans les rayons sur un vélo, allant chercher des chocolats et des boissons, puis s’aménager un salon avec des canapés et une télévision. Le déballage le plus vaste de marchandises à leur entière disposition. Un vaste appartement avec toutes les commodités.

Ce n’était sûrement pas ce qui se passerait cette nuit là à Rambouillet. Dans l’entrepôt il parcourut les rangées de rayonnages qui couraient jusqu’au plafond haut d’une bonne dizaine de mètres. Il y avait là du matériel de jardinage, des meubles, et surtout à perte de vue des empilements de cartons de toutes sortes : chips, confitures, conserves, céréales, féculents. Le garde-manger était celui d’un ogre dont les innombrables tentacules venaient prélever une portion chaque jour. Il fut tenté d’attraper un paquet de gâteaux au passage mais d’une part son estomac était noué, d’autre part il n’avait pas envie qu’on accuse un employé innocent de s’être servi dans la réserve.

Il fit face à une première porte blindée, elle donnait sur la zone de vente. Il savait que la zone de vente pouvait être isolée de la galerie avec de gros rideaux de fer. Comme la machine en carton "un gagnant toutes les 5 minutes" se trouvait dans la galerie, cela commençait mal. La porte débouchait à côté de la boucherie. Pour le plaisir, avant de faire demi-tour et de tenter un autre chemin, Serpoga décida de faire quelques pas dans le magasin, cette vaste exposition silencieuse. La porte ne s’ouvrait pas depuis l’intérieur, il la bloqua avec un morceau de bois qui traînait.

Serpoga adorait ce sentiment de liberté et de légère transgression, d’être dans un endroit commun, connu, fréquenté, mais à une heure où il n’y avait personne. Cela lui était arrivé, mais sans effraction, dans son université, ou dans les locaux de son entreprise, tous ces lieux dont l’agitation pouvait disparaître dramatiquement aux heures tardives, et on l’on se retrouve comme chez soi. Cette nuit-là la transgression était bien réelle, dans le centre commercial. Dès ses premiers pas après la boucherie, il fut surpris de voir que les lumières étaient faiblement allumées. Tout au bout d’une allée transversale, il aperçut le rideau de fer comme il s’attendait à le trouver après les caisses. Soudain il se figea, il entendait le bruit d’un caddie qui venait dans l’allée centrale, cette grosse artère qui fend le magasin en deux parties.


***


Suivant un schéma bien établi, l’allée centrale ne concernait pas l’électronique, les produits culturels ou les outils. Parallèle à la ligne de caisses, ce large corridor – tellement large qu’il pouvait aussi contenir des bacs promotionnels – constituait un couloir privilégié de pénétration des denrées. L’allée centrale guidait le visiteur aux produits quotidiens, la nourriture, l’entretien. A l’exception des vêtements qui, inexplicablement, partageaient l’allée centrale avec les produits de type ravitaillement. L’allée centrale permettait à son visiteur d’englober tout le magasin en tournant la tête de droite à gauche. A droite. Ais-je besoin de caleçons ? A gauche. Ais-je besoin de chaussures ? Puis le lait, les œufs, et rapidement l’on quittait l’allée centrale, à prendre des raccourcis, à nous laisser guider par associations d’idées et l’on revenait inévitablement sur ses pas. Personne ne parcourt un supermarché systématiquement.

Cette nuit-là dans l’allée centrale, les pas étaient assez pressés, le bruit du chariot était une version épurée de toutes les perturbations de la cacophonie désordonnée de la journée. Roues, carrelage, fer, musique, talons, voix, annonces au micro, bruits de caisses, froissements de sacs plastiques, tout le vacarme avait laissé place à un simple concerto pour caddie, en soliste dans l’acoustique du grand hall auditeur.

Il se planqua et vit passer un homme d’une trentaine d’années l’air tout à fait normal quoiqu’un peu pressé, poussant un caddie contenant quelques courses. Stupéfait, Serpoga poursuivit son exploration dans le sens opposé, le long de la poissonnerie, vide et propre, puis de la boulangerie, vide elle aussi. Il arrivait aux vins lorsque dans une allée il vit un homme immobile qui choisissait une bouteille de lait. Serpoga avait détourné les yeux trop tard, il savait bien que l’on pouvait sentir le regard de quelqu’un se poser sur soi. L’homme, planté à côté d’un chariot, le regarda, mais ne dit rien. Même vu, Serpoga continua sa route, c’était au moins ça de fait. Pas de hé ! ni de cris, il se demandait comment ces gens étaient entrés et comment ils sortiraient. Ils entraient et sortaient probablement de la même manière, pensa-t-il, et il avait raison. Mais par-dessus tout, que faisaient-ils ici, à cette heure ?

Au bout du rayon des vins, le rideau de fer était remonté, et il vit encore passer un caddie le long des caisses. La femme, la quarantaine, ne le vit pas. Il traversa l’allée centrale après s’être assuré qu’elle était vide, et s’approcha des caisses. Il vit la même femme, genre bobo parisienne, poser ses articles sur le tapis, saluer la caissière, et récupérer ses articles après la caisse. Elles échangèrent quelques paroles, mais la cliente ne paya pas. Serpoga aurait voulu être invisible et espionner ces gens tranquillement, mais il devait faire face à un autre bruit de caddie dans l’allée centrale. Il allait être vu soit par la caissière soit par le client, il ne pouvait pas se cacher dans le rayon vins. Alors il prit l’air naturel et fit celui qui choisissait une bouteille, immobile.

Le client obliqua vers Serpoga, parcourant lui aussi les vins. Sans trop d’hésitations, il choisit une bouteille de Bordeaux non loin, passa derrière lui avec un timide "Bonjour", que Serpoga lui rendit, commençant à se sentir à l’aise. Puis l’homme mit le cap vers la caisse. Comme la femme, il passa sans payer. Bip bip faisaient les articles, mais le bip insistant vous annonçant que vous pouvez et devez récupérer votre carte bancaire, lui restait muet. Pas de pièces, pas de grésillement de la machine à remplir les chèques.


***


Alors Serpoga, trop à l’aise, se dit "pourquoi pas ?". Il s’empara d’une bonne bouteille de Bordeaux à au moins trente euros, et se dirigea d’un pas nonchalant vers la caisse. L’air naturel, il salua à voix basse, elle lui répondit. C’était une femme blonde de trente ans environ, la peau mate et les cheveux lisses ramenés, presque tirés en arrière. Elle avait les yeux bleus et sa peau était comme marquée par le soleil voire peut-être une dizaine d’années de tabac. Il nota une légère surprise dans son regard mais elle passa sa bouteille à la caisse. Bip. Puis elle lui demanda :

- Votre nom ?
- Serpoga, dit-il en même temps qu’il pensait qu’il aurait au moins pu donner un faux nom.

Serpoga sentit l’angoisse monter en lui. Elle sembla consulter une liste, et effectivement :

- Vous n’êtes pas sur la liste ?
- Euh, non, je ne me suis pas inscrit. Quel con je fais, pensa-t-il en même temps.
- Mais il faut être inscrit, comment êtes-vous venu ?
- Eh bien par-là, comme tout le monde, fit-il en désignant la direction qu’avaient prise les autres visiteurs en quittant la caisse.
- Attendez un instant s’il vous plait.
- J’étais avec des amis, mais ils sont partis je crois, ajouta-t-il en pensant que c’était une bonne idée.

La femme, qu’il surnomma dans sa tête Petra, ne répondit pas. Que faire ? Fuir ? Petra était plutôt aimable bien que surprise, et il aurait été difficile de croire qu’elle le destinait à une mort certaine quand elle expliqua avec une voix fluette la situation au téléphone à "Jean-Arnold". Serpoga essayait de voir par où étaient partis les autres clients quand elle lui dit de ne pas s’inquiéter, cela devait être une erreur. Lui savait que non, ce n’était pas une erreur, aussi vrai que Jean-Arnold n’est pas un prénom pour type fluet.

Une nuit avec Serpoga (3)



3. Paramètre-moi


Jean-Arnold était une carcasse de rugbyman bien habillée dans un pull fin couleur aubergine, et l’on sentait que le grand corps s’effaçait devant l’homme intelligent. Il avait les yeux bleus et ses cheveux roux étaient légèrement dégarnis sur le devant. Du haut de sa quarantaine d’années il appréciait la scène immobile : la lumière faible, Serpoga devant la caisse, Petra muette attendant l’autorité. Un Rembrandt contemporain aurait pu peindre la scène.

- Comment êtes-vous entré ici ? demanda Jean-Arnold

Les explications que Serpoga répéta – l’air le plus naturel possible – glissèrent sur la peau de Jean-Arnold comme l’eau du robinet sur une pèche. S’il fallait fuir, c’était en arrière, d’où il venait, par la porte qu’il avait bloquée, le rideau, puis la voiture. Certainement pas dans les bras de Jean-Arnold. Ce dernier restait silencieux, visiblement pas convaincu. Serpoga s’échauffa intérieurement, prêt à battre son record du cent mètres. Il lança à l’attention de Jean-Arnold et Petra :

- Et vous, que faites-vous ici ?

Jean-Arnold éclata de rire, ce que Serpoga perçut comme un bon signe. Petra était restée muette, le trio se regarda, trois regards interrogateurs se croisèrent, puis Jean-Arnold répéta, sereinement :

- Comment êtes-vous entré ici ?

Trèves de politesses, pensa Serpoga. La course-poursuite ne sentait pas bon, Serpoga avait découvert cette nuit-là quelque chose de pas net et il sentait que Jean-Arnold ne le laisserait pas courir raconter ça à toute la région. Le bluff pour quelques euros au poker ou autre jeu dérisoire, c’est facile, il n’y a que peu à perdre et davantage à gagner. En l’occurrence Serpoga avait l’impression d’avoir tout à perdre ce soir-là. Il ne bluffa pas, et expliqua docilement à Jean-Arnold le motif de sa présence, sa visite au Centre Commercial, ses discussions avec l’huissier et la société de services informatiques, comment il avait ouvert le rideau métallique et toute la philosophie de la mission qu’il s’était confiée ce matin-là. L’histoire eut le mérite de dérider Petra, qui souriait face à l’étrange jeune homme.

- Tu veux reprogrammer la machine à jetons, là, dans la galerie marchande ?
- Ben oui, avoua Serpoga. Je voudrais modifier les règles du jeu.
- Mais tu comptes en profiter, tout ça pour partir une semaine au soleil ?
- Non, je m’en fous moi, je voudrais juste semer un peu de confusion.
- Comment penses-tu que vont réagir les dirigeants du Centre Commercial ?
- Je n’y ai pas réfléchi, mais je ne pense pas qu’ils iront plus loin qu’un simple problème informatique.
- Tu prends de gros risques pour pas grand chose.
- Et, vous, quel genre de risques prenez-vous ?

Jean-Arnold éclata de rire une nouvelle fois, cela commençait à être agaçant.

- Alors, allez-vous m’expliquer ce que vous faites ici en pleine nuit ?
- Comment t’appelles-tu ?
- Adrien Serpoga. Et vous, vous évitez les questions.
- Je t’expliquerai, Adrien, mais on va d’abord s’occuper de la machine à jetons. Raconte-moi un peu plus en détails ton plan. C’est la première fois que tu viens ?
- Je suis venu hier pour la première fois mais je ne pouvais pas ouvrir le rideau. Pour le reste je n’ai pas plus de détails, il faut voir à quoi ça ressemble sous la boîte en carton.


***


C’est avec un Jean-Arnold amical que Serpoga se dirigea vers "un gagnant toutes les 5 minutes". Ils parvinrent à déboîter le carton délicatement pour y découvrir effectivement un ordinateur, il y avait même un écran. La session était protégée par un mot de passe.

- Voilà, c’est la partie difficile, dit Serpoga. Je ne sais pas forcer un mot de passe de session Windows, il faut que je demande à des amis. Mais ça me semble difficile, ça va demander quelques efforts, à ce que je sais.

Jean-A se pencha sur l’écran.

- La meilleure façon de marcher c’est de mettre un pied devant l’autre, dit-il mystérieusement. Utilisateur "admin", essayons… Il tapa quelques lettres dans le champ "mot de passe" et la session s’ouvrit.
- Faites-vous partie du magasin ? demanda Serpoga étonné.
- En quelque sorte, répondit le grand au pull aubergine. Voilà l’interface du logiciel. Tu sais quoi faire ?
- Voyons.

Ils faisaient en effet face à l’interface graphique du logiciel, pas grand chose de plus qu’une fenêtre qui disait que le programme fonctionnait normalement. Serpoga chercha dans les menus, les options, mais ne trouva pas ce qu’il cherchait. Le programme était vraiment rudimentaire, l’interface graphique pauvre, il fallait quelques connaissances informatiques pour comprendre comment tout ceci fonctionnait. En fouillant dans le répertoire du disque dur qui contenait le logiciel, il trouva un fichier appelé "param.txt", cela signifiait sûrement "paramètres". Rien n’était protégé en aucune manière. Apparemment on pouvait régler les paramètres en modifiant ce fichier texte. Visiblement lâché depuis quelques manipulations, Jean-Arnold s’inquiéta.

- Ne laisse pas de traces.
- Si je modifie le fichier, la seule trace sera la date et l’heure des modifications.
- Ca ne va pas, il ne devrait y avoir personne ici la nuit.
- Je propose de faire des modifications tellement minimes qu’on ne s’en apercevra pas.
- Raconte.
- Eh bien, la machine émettra juste un peu trop de bons d’achat, je ne toucherai pas aux cadeaux identifiables, le vélo, le voyage, les DVDs. Je connais le logiciel, il ne compte pas les bons d’achat, il pourrait en imprimer toute la nuit. Il faut seulement que cela n’éveille pas les soupçons.
- Tu sais, ils contrôlent tout.
- Ils contrôlent tout ?
- Tout.
- Tout ?
- Oui !
- Et votre petit manège alors ? Les articles qui disparaissent la nuit ?
- Nous effaçons toutes les traces.
- Comment choisissez-vous ceux qui viennent ici ?
- Chaque chose en son temps. Ouvre le fichier que tu veux modifier.

Serpoga montra tout à Jean-Arnold. Les différents paramètres étaient simplement écrits avec leur nom et leur valeur, séparée par le symbole ":". Un informaticien qui se respecte donne des noms compréhensibles à ses variables. Le programme était vieux et seulement huit caractères permettaient de décrire une variable. Serpoga lisait :

Nb_lot_A : 1 Nombre de lots A, le voyage ?
Nb_lot_B : 1 Nombre de lots B, le VTT ?
Nb_lot_C : 20 Nombre de lots C, les DVDs ?

Tous les autres étaient à zéro.

P_win1 : 0,005 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 1 ?
P_win2 : 0,007 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 2 ?
P_win3 : 0,01 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 3 ?
P_win4 : 0,03 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 4 ?

Tous les autres étaient également à zéro. La somme faisait 0,042, soit moins d’un jeton gagnant sur 20. Cela semblait fonctionner comme l’huissier l’avait décrit à Serpoga.

Puis il y avait une série de paramètres à zéro ou à un, ce qui laissait supposer que c’étaient des options non utilisées.

- Voilà, dit Serpoga, je propose de modifier les probabilités d’émissions de bons d’achat, disons que je les multiplie toutes par 2. La machine émettra simplement deux fois plus de bons d’achat à partir de maintenant.
- Multiplie par 1,5.
- Bon, OK, mais tu m’expliques ce que vous faites ici.
- OK.

Serpoga s’exécuta, sauvegarda le fichier, puis redémarra le programme. Tout semblait nominal, il remirent le carton en place. Le lendemain les gagnants seraient sensiblement plus nombreux, Serpoga avait introduit un peu de perturbation dans l’activité commerciale de Carrefour Rambouillet, et il en était fier. Il allait maintenant découvrir la perturbation grande échelle de Jean-Arnold.

Une nuit avec Serpoga (4)



4. Les soldes selon Jean-Arnold



Devant lui un astronome parlait, parlait, parlait. Après sa courte nuit, Serpoga avait réussi à rester concentré, et maintenant que la partie professionnelle de la conversation était terminée, il laissait vagabonder son esprit. A côté de lui, son chef, qui semblait lui aussi embarrassé par les idées politico-financières passionnées de leur collègue bavard. Mais plus poli, ou plus habitué, ce dernier suivait, alimentait la conversation et cela durait, durait, durait. Derrière leur interlocuteur, un radiateur ou une sorte de ventilation intégrée au mur, que l’architecte avait eu la mauvaise idée de peindre en blanc et de strier de trous fins et rectangulaires. Serpoga était peu intéressé par la conversation, il n’avait pas beaucoup dormi et surtout il avait découvert un aspect surprenant de la vie nocturne du Carrefour de Rambouillet. Cette illusion d’optique qui se détachait derrière la tête du bavard était une vraie torture. Il aurait aimé fermer les yeux plutôt que de subir la danse des traits noirs et blancs chahutés par les mouvements de tête du bonhomme. Le résultat lui donnait le vertige, la salle commençait à tournoyer et Serpoga trouvait mille astuces pour ne pas regarder celui qui parlait.

Faire l’intéressé était un vieil exercice. En cours, en soirée, en réunion, Serpoga savait prendre l’air profondément concerné, voire plongé dans une analyse poussée de ce qu’on lui présentait alors qu’il pensait à complètement autre chose. D’ailleurs quand la discussion prenait cette tournure, il savait que le meilleur moyen de raccourcir la torture était de se taire, d’acquiescer et de saisir au bond un creux dans la conversation pour s’éclipser. Etonnant comment une discussion extra-professionnelle pouvait se terminer en quelques secondes. Facile, de la faire durer des heures en argumentant, en posant des questions. Ce jour-là comme souvent, il attendait que son interlocuteur en ait marre de parler.

Il repensait à l’ingénieux système de Jean-Arnold. Au fil des années, les amis de Jean-Arnold, des militants contestataires, des gauchistes comme on les aime, avaient réussi à mettre la main sur la vie nocturne des hypermarchés de la région. Peu à peu ils avaient placé des vigiles complices dans ces centres commerciaux, et quand toute l’équipe de nuit était de mèche, le message était passé aux membres. "Rendez-vous à Carrefour Rambouillet entre trois heures et quatre heures du matin le Lundi suivant". Les clients nocturnes alternatifs se garaient à quelques centaines de mètres de là, traînaient leur caddie jusqu’à une porte dérobée de la Galerie Marchande, et se servaient dans les rayons. Les courses devaient être raisonnables, pas plus d’une cinquantaine d’euros. Beaucoup ne venaient que pour le plaisir, prenaient de la nourriture de base et la redistribuaient dans des réseaux associatifs.

La clé de voûte du système était le passage en erreurs de stocks de toutes ces provisions. Chaque article était enregistré et l’on soustrayait des stocks chaque référence emportée. Un vrai logiciel pirate tournait en parallèle du système de gestion des stocks, et chaque mois l’erreur de quelques milliers d’euros passait inaperçue. Ainsi à peu près une fois par semaine, un supermarché de la région était ainsi paisiblement volé par une cinquantaine de personnes. Le groupe ne s’élargissait pas souvent. Autour de l’affaire régnait bien entendu le plus grand secret, et jusqu’à présent personne n’avait été bavard.

Jean-Arnold avait été clair avec Serpoga. "Tu ne me donnes pas trop de choix. Bon, si tu racontes tout ça à quelqu’un il sera difficile de te faire entendre, il n’y a pas de preuves. Mais tu peux nous obliger à rester calmes un moment. D’un autre côté ce que tu es venu faire ici ce soir est courageux et j’ai un sentiment amical envers toi. Tu peux faire partie de l’aventure. Il y a quelques règles et tu devras t’y plier. Tes compétences informatiques pourront un jour nous être utiles. Si tu acceptes tu seras un membre à part entière et ton obligation de silence commence dès maintenant."

Bien entendu il avait accepté, c’était choisir le camp des faibles sans verser dans la grande criminalité. Il y avait des risques et beaucoup d’excitation à la clé. Le soir même il avait rendez-vous avec Jean-Arnold dans un café dans le dix-huitième arrondissement de Paris pour son premier briefing. Il lui fallut donner pas mal de détails de sa vie privée à Jean-Arnold et Petra, qui s’appelait en fait Jeanne. Il réussit son petit examen d’entrée et quelques jours plus tard il reçut le mail suivant :

Salut à tous,

Le prochain rendez-vous sera demain Mercredi à l’hypermarché Auchan à Savigny-sur-Orge. Accès par la porte sud, comme indiqué sur le plan en PJ, entre 3 et 4h du matin. Veuillez indiquer votre participation par retour de mail.

Nocturnement,

Jean-Arnold

Far Away Stars (1)

1. Sur Terre


Ce soir, des millions de téléspectateurs allumeraient leur télévision pour suivre la toute première émission de télé réalité qui se déroulerait hors de notre bonne vieille Terre. Ceux qui n’étaient pas déjà branchés depuis une ou deux heures devant leur poste passeraient eux aussi par dix bonnes minutes de publicités avant de pouvoir enfin assister au lancement de la mission. Le présentateur vedette, Werner Jacobs, était un allemand déjà bien connu des téléspectateurs européens, assisté d’une française, Madeleine Sallier, elle aussi habituée des show télévisés. Les américains, les russes, les chinois, tous les terriens équipés d’un poste de télévision pourraient eux aussi suivre cette émission diffusée à l’échelle mondiale, car c’était toute la planète Terre qui était concernée par ce grand show sans précédent. Dans les autres fuseaux horaires, certains interrompraient leur vaisselle, ou se brancheraient discrètement sur Internet au bureau. Des réveils sonneraient. Mais le berceau de ce projet télévisuel était bel et bien l’Europe. Quelle fierté !

L’émission était baptisée Far Away Stars, pas très imaginatif. Le nom initial était Space Academy, et ce n’était pas non plus très inspiré, mais la NASA avait déjà déposé ce nom pour l’un de ses programmes visant à former de nouvelles recrues. La Space Academy de la NASA avait elle aussi déjà fait l’objet d’une émission de télévision. Il aurait fallu quelque chose de moins direct, de plus suggestif, un titre qui laisserait le public réfléchir un peu, comme So long !, qui suggérait que les « astronautes candidats » prenaient des risques, mais aussi que le voyage était le plus long que l’Homme ait jamais entrepris.

Comment un telle avancée technique était-elle tombée dans les bras d’une chaîne de télé ? Initialement le projet était une collaboration entre les américains et les européens, avec une équipe mixte d’astronautes et de spationautes. Quelques mois auparavant, on avait annoncé que la NASA avait des difficultés et que les américains ne pourraient pas faire partie de la mission. Après quelques jours de flottement, pendant lesquels on imaginait que l’ESA désignerait deux autres spationautes, la nouvelle été tombée : l’ESA laissait la First organiser une émission télé autour du voyage vers Mars, et n’imposait qu’un seul astronaute qualifié dans le vaisseau comme comandant de bord. Des difficultés évidentes de financement avaient empêché l’ESA d’assurer seule la mission.

La NASA n’en était pas à son premier échec entouré du plus grand mystère. En Europe la presse s’était beaucoup amusée d’un autre évènement. Les observateurs du monde entier avaient suivi un satellite de télévision américain s’écarter lentement de sa trajectoire pour finalement échapper à l’attraction de la Terre et partir errer à travers le système solaire. On racontait que des pirates informatiques avaient pris le contrôle des télécommandes du satellite et lui avaient tout simplement ordonné d’utiliser tout son carburant pour s’enfuir, en quelque sorte. On l’avait baptisé le « satellite déserteur ». La NASA avait toujours nié cette hypothèse et défendu la thèse du dysfonctionnement.


***


- Bonsoir Mesdames et Messieurs, bonsoir Werner, et bienvenue sur la First, je m’appelle Madeleine Sallier et voici Werner Jacobs, nous sommes heureux de vous présenter ce soir le départ d’une mission incroyable puisque les hommes et les femmes que vous allez voir ce soir vont effectuer un voyage sans précédent dans notre système solaire pour finalement aller se poser sur Mars, la planète rouge !
- Bonsoir Madeleine, bonsoir chers téléspectateurs, vous aurez la chance d’être aux premières loges de ce grand pas pour l’Humanité, vous assisterez à toutes les étapes de cette mission, depuis le départ du pas de tir de Baïkonour où nous nous trouvons actuellement, et jusqu’au premier pas d’un être humain sur une autre planète !

Les applaudissements éclatèrent dans la salle, un tonnerre de cris et de joie dans la foule constituée de téléspectateurs invités aux frais de la première chaîne de télévision européenne, la First, pour constituer le public de cette émission.

- Nous allons tout de suite regarder un reportage qui va vous expliquer le déroulement de cette mission étape par étape jusqu’à Mars, avec un voyage qui durera cinq semaines, cinq semaines pendant lesquelles vous vivrez cette traversée du système solaire avec l’équipage, les hauts comme les bas, car vous savez, Werner, ce n’est pas un voyage facile, et tout peut arriver.

Far Away Stars (2)

2. Sur Orange


Dans le Centre de Contrôle des Activités Extra-PrunOrangiennes, une équipe de contrôleurs avait pour tâche de surveiller les terriens. Ce soir-là, tous les contrôleurs étaient d’astreinte car l’événement était exceptionnel: les terriens s’envolaient vers Mars. Les habitants des planètes Prune et Orange avaient créé ce centre plusieurs dizaines d’années auparavant, lorsqu’ils s’étaient rendu compte qu’ils n’étaient pas seuls dans l’Univers. La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe: fallait-il craindre les E.P.O.? Dans l’histoire de la science fiction prunorangienne, on avait souvent imaginé d’hypothétiques petits bonshommes verts animés de mauvaises intentions, conquérant, occupant voire massacrant les prunorangiens. Puis lorsque les données se firent plus précises, on se rendit compte que les terriens n’étaient, à première vue, pas dangereux. En vérité la société terrienne ressemblait fort à la société prunorangienne quelques siècles auparavant. Une belle planète favorable à l’apparition de la vie, des millions d’années d’évolution, puis en quelques milliers d’années l’apparition d’une civilisation incroyablement développée.

L’histoire de Prune était sensiblement la même, bien qu’en avance. Le plus gros satellite de Prune était une petite planète du nom d’Orange. Elle possédait une atmosphère en tout point comparable à l’atmosphère prunienne, et c’est tout naturellement qu’un beau jour une partie des pruniens devinrent des orangiens. Les deux planètes bien que sœurs finirent par avoir une vision très différente de l’Univers, une philosophie et une histoire bien distinctes. Les orangiens possédaient une économie très forte et dirigèrent rapidement la société qu’on appela prunorangienne.


***


La société prunorangienne était basée sur l’Astrologie. Les techniques d’observation des Astres lointains avaient été considérablement développées au cours des derniers siècles, et elles permettaient maintenant aux prunorangiens de prédire l’avenir avec une certaine précision. Il avait été en effet démontré et compris comment les Astres influent sur l’ordre des choses, mais les prédictions associées n’étaient pas pour autant faciles à dégager. A mesure que la puissance de calcul des ordinateurs augmentait, les prédictions se faisaient plus précises. En réalité la précision des prédictions astrologiques diminuait avec l’horizon temporel. Comme dans tout système, la performance dépendait d’une combinaison subtile de paramètres. Ainsi l’on ne pouvait disposer que de grandes tendances à long terme, des idées générales sur comment agir aujourd’hui pour façonner l’avenir dans l’intérêt des prunorangiens. A court terme en revanche, les prédictions obtenues par les plus gros ordinateurs prunorangiens étaient saisissantes. On avait même dû rendre certaines informations confidentielles pour assurer le bon déroulement de la vie des prunorangiens. L’Astrologie était gérée par le Ministère Délégué à l’Astrologie, que l’on pouvait considérer sur Prune et Orange comme l’autorité suprême.

C’est ainsi que lorsque la question des terriens se posa, l’Astrologie qui n’était alors qu’expérimentale, commanda aux pruniens et aux orangiens de ne pas entrer en contact avec la Terre. Pourtant il fut vite établi que les terriens n’étaient pas dangereux, mais la prédiction n’avait jamais changé. Depuis, le Ministère Délégué à l’Astrologie renouvelait sa recommandation de ne pas entrer en contact avec la Terre pour le moment.

Le problème qui se posait depuis quelques mois était que les orangiens avaient depuis longtemps investi le système solaire, et la planète Mars en particulier. S’ils avaient pu tromper les petits robots automatiques d’exploration comme Rover ou Mars Express, l’arrivée des terriens sur Mars était autrement plus problématique. C’est à ce niveau que les décisions du Ministère devinrent vraiment contestables aux yeux de certains prunorangiens, et pruniens en particulier. Déjà sur Prune, on contestait la décision Ministérielle de ne pas entrer en contact avec les terriens. Ensuite, on avait contesté l’envoi de troupes d’espions sur Terre pour maîtriser les connaissances terriennes. Ces espions avaient notamment pour rôle de dissimuler les activités orangiennes sur Mars ainsi que de préparer le terrain pour la rencontre qui aurait inévitablement lieu un jour. C’est ainsi qu’un espion orangien devint sur Terre un réalisateur célèbre de cinéma de science-fiction avec des films comme E.T. et Rencontre du Troisième Type.

Le Responsable de la sécurité prunorangienne arriva dans la salle de contrôle. Tout était en ordre.

- La fusée terrienne a décollé, Monsieur.
- Bien, nous allons la détruire comme prévu. Armez le canon à météorites. Ils vont s’en prendre une belle, et de plein fouet. Quel est le moment idéal ?
- Nous avons évalué les performances de leur système d’évitement de collision. La dynamique visée de la météorite est tout à fait acceptable du point de vue de la mécanique spatiale si l’on attend l’orbite martienne. C’est un coin sombre et favorable aux grandes vitesses.
- Ils croiront à la malchance, parfait. N’oubliez pas qu’ils connaissent les trajectoires des cailloux, ils ne sont pas complètement idiots. Faites bien en sorte que ce gros caillou-là ait l’air naturel.
- Compris, Monsieur. Nous conservons le scénario suivant : collision primaire en lisière du système solaire, résidus de tailles entre 1 et 20 cm de diamètre avec une trajectoire accélérée par la proximité de Pluton. Ils ne verront rien arriver mais seront capables de retracer les trajectoires a posteriori. Quand ils remonteront jusqu’à l’impact primaire créé par nous, le canon sera déjà au contrôle technique !
- Prévenez Mars qu’ils vont voir quelques étoiles filantes.

Far Away Stars (3)

3. Sur Prune et épilogue

L’Association Terre-Prune était en apparence une simple association de sympathisants terriens. Elle regroupait des pruniens et des orangiens qui souhaitaient, contre l’avis des astrologues, établir sans tarder le contact avec les terriens. Un club de doux rêveurs, en somme, que le Ministère délégué à l’Astrologie voyait comme une lubie de plus de certains habitants de «la vieille Prune ». En réalité elle disposait de moyens ultrasecrets et ses réseaux s’étendaient sur la totalité des planètes Prune et Orange. Sa force était de faire croire qu’elle était faible.

Ce soir-là sur la base de lancement prunienne, alors que la fusée terrienne venait de partir et que le canon prunorangien la guettait, une autre équipe s’apprêtait à s’élancer. Des membres de l’A.T.P. infiltrés au Ministère masquaient depuis des années les agissements du réseau, qui remontaient aux balbutiements de l’Astrologie. L’association possédait ses propres ordinateurs interrogateurs d’Astres, et prenait ce soir le risque de se dévoiler. Le nom de code de la mission de l’A.T.P. était ConTact, et leur objectif était tout simplement de prendre le contrôle du véhicule terrien pour lui permettre d’éviter l’attentat, alors qu’au même moment l’A.T.P dévoilerait aux prunorangiens ce qui était en train de se passer. Il leur fallait sauver les terriens et par la même occasion établir le contact avec eux. Les orangiens seraient alors obligés de faciliter les choses.

Le fossé technologique qui séparait les terriens des prunorangiens était énorme. A tel point que les résistants de l’A.T.P. prirent le contrôle du véhicule terrien sans même qu’ils s’en aperçoivent. Leur technique consista à endormir tous les occupants du module martien, puis à les transporter dans leur propre capsule qui éviterait les météorites comme un cycliste évite un piéton. Les terriens se réveillèrent et virent en face d’eux de grands bonshommes à la peau blanche, avec une pancarte : « Bienvenue Sur Mars ! ». Immobilisés par sécurité par les extra-terrestres, ils durent entendre le récit des membres de l’A.T.P. Le fait qu’ils n’étaient pas martiens mais pruniens, le refus des prunorangiens d’établir le contact, la résistance prunienne, l’attentat manqué.

- Les météorites ont été évitées de justesse, il a fallu du temps pour vous transporter dans notre capsule.
- Votre fusée est un vrai tracteur, impossible d’éviter la catastrophe avec ça !
- D’ailleurs votre Terre n’est encore au courant de rien, elle croit que vous êtes morts.
- Oui, nous allons établir avec Prune un protocole d’accord pour l’établissement du contact avec la Terre, maintenant c’est de la politique.

Un astronaute terrien entama le dialogue avec une question assez pertinente :

- Comment êtes vous sûrs que les orangiens ne vont pas tous nous massacrer ? Après tout le contact n’est pas encore établi avec la Terre, et si vos Astres…
- Nos Astres viennent justement de changer leurs prédictions, il faut maintenant établir le contact. Finalement les orangiens sont contents, et nous aussi, et d’ailleurs notre organisation n’a plus lieu d’être.

Ils vécurent heureux…

La blogosphère est-elle connexe?

La blogosphère est-elle connexe? Cela dépend de la définition.


C'est la thérorie des graphes que nous choisissons d'utiliser pour définir la structure topologique de la blogosphère en tant que réseau social.

Nous définissons donc la blogosphère comme un ensemble de sommets reliés par des liens, à savoir une relation binaire non orientée entre deux sommets.

L'objet blogosphère est connexe si et seulement si pour chaque paire de sommets il existe un chemin reliant les deux sommets.

Le sommet peut etre défini comme le bloggeur (hypothèse A) ou comme le blog (hypothèse B).


hypothèse A

Si le sommet est le bloggeur, alors le lien entre deux sommets doit etre défini comme le lien de connaissance entre deux bloggeurs.

Nous raisonnons par récurrence. Soit le premier bloggeur (allez, disons l'Homme à tete de chauve à col roulé). Il forme à lui seul une blogosphère connexe, c'est trivial. Soit une blogosphère comptant N bloggeurs. Supposons-la connexe. Arrive le (N+1)ième bloggeur. Il connait forcément un autre bloggeur qui lui aura parlé de la blogosphère. Il existe donc un lien entre ce (N+1)ième bloggeur et autre bloggeur, il existe donc un chemin le reliant à chacun des autres bloggeurs. La blogosphère à (N+1) bloggeurs est donc connexe.

La blogosphère au sens de l'hypothèse A est connexe.


hypothèse B

Si le sommet est le blog alors le lien entre deux sommets doit etre défini comme le lien html entre deux blogs. C'est de plus un lien orienté.

Nous raisonnons par l'absurde. Supposons que la blogosphère soit connexe. Le blog suivant: http://hoctus.blogspot.com/ ne renvoie vers aucun autre blog et aucun autre blog ne renvoie vers lui. Il fait pourtant partie de la blogosphère.

La blogosphère au sens de l'hypothèse B n'est donc pas connexe.