Serpoga Z (7)


7. Teuf Dix-Neuf

Serpoga fut harcelé de questions par Barb, la copine de José. D’où tu viens ? Qu’est-ce que tu faisais avant ? Mais tu te rappelles bien ta langue ? Pourquoi pas le reste ? Serpoga misait sur son amnésie dès qu’une question le dérangeait. Barb était coriace, mais derrière toutes ces questions, perçait une certaine sympathie. Dans les rayons de Franprix, ils avaient opté pour quelques bouteilles de vin, des chips et des gâteaux. Le Serpoga de 2064 avait retenu ses conseils diététiques pour se limiter à des acquiescements ou des grognements qui semblaient être un mode de communication assez répandu dans la petite bande. Il avait imposé son avis sur quelques articles car après tout il était un contributeur majeur de la petite somme qu’ils avaient amassée. Il avait été séduit par un chinois, une sorte de gâteau à base de brioche et de crème fraîche. Les questions de Barb continuèrent dans la rue, et Serpoga décida d’inverser la tendance. Quelle était son histoire personnelle ? D’où venait-elle ? Pourquoi était-elle maintenant dans la rue ? Comme il avait du tact, il commença par la traiter comme une personne tout à fait normale pour obtenir ces renseignement, en lui faisait parler de José.

Barb avait croisé José dans la rue l’été précédent, alors qu’il faisait la manche. Il avait eu le culot de la draguer, s’était montré doux et lui avait offert une vie différente, ça avait marché. Ce style de vie fascinait Barb depuis quelques temps déjà, et elle avait laissé tomber un boulot de serveuse exténuant, mal payé et parfois même humiliant dans un fast-food. Elle affirmait que José avait déclenché quelque chose chez elle. Lui était depuis plus longtemps qu’elle dans la rue, c’était un choix de vie qui remontait à plusieurs années, alors qu’il était en mauvaise situation financière et qu’il enchaînait les petits boulots sans les supporter. Il avait découvert la vie marginale comme tous pratiquement, en été, en commençant progressivement à passer des soirées dans des squats, à picoler et à se shooter avec d’autres. Ils avaient une vie assez conviviale, cela l’avait séduit. José raconta à Serpoga que les groupes se formaient aussi vite qu’ils éclataient. Dans la rue on se retrouvait vite seul, et certains étaient prêts à tout pour leur intérêt personnel. Barb s’était endurcie, ils se serraient maintenant les coudes à quatre, avec Bob et Toff, les deux autres acolytes du groupe auxquels Serpoga avait moins osé parler.

Ils prirent le métro pour se rendre dans le dix-neuvième arrondissement, près du Parc des Buttes Chaumont. Le lieu était une ancienne fabrique de chaussures désaffectée depuis plusieurs dizaines d’années, et qui avait été alternativement squatté par des hippies, des clochards, et autres marginaux habillés en kaki des années 2000. Dans la rue on entendait le bruit des occupants des lieux, on sentait des odeurs de grillades et de la musique, José raconta que ces lieux prenait une tournure festive en été : le climat favorable permettait une vie sans trop de problèmes dans ces conditions, si l’on était pas trop regardant sur l’hygiène. En hiver par contre, les la vie était beaucoup plus difficile, beaucoup essayaient de partir ou se retrouvaient dans des foyers. Il fit aussi allusion à une population uniquement estivale, des jeunes qui arrêtaient de travailler pour passer l’été dans des squats. C’était une source de revenus non négligeable pour les groupes, car ces jeunes-là venaient en général avec un peu d’argent, avaient des plans pour ramener des choses comme des meubles ou de la nourriture. La vieille usine ressemblait à un gigantesque appartement peu meublé et beaucoup habité.

José présenta Serpoga à ceux qui en avaient quelque chose à foutre, c’est-à-dire pas grand monde, on se racontait les évènements de la journée, les exploits de certains, la garde-à-vue d’autres. Comme il faisait beau, beaucoup avaient pris place dans une sorte de vieille cour sur laquelle donnait un immeuble plein d’africains. Ces derniers préparaient beaucoup de nourriture sur une sorte de gigantesque barbecue, que les jeunes alimentaient en saucisses. Et ainsi la nourriture circulait vers le reste de la communauté. Après une journée dehors, le petit groupe de Serpoga et José prit place à l’intérieur, dans un ancien atelier qui semblait être leurs pénates habituelles. José roulait un joint, qu’il qualifiait de « bien mérité » après cette journée de manche. Lui et Barb discutaient avec d’autres de l’efficacité du sixième arrondissement. C’était bon niveau touristes, et les flics étaient moins chiants que dans certains endroits lus stratégiques voire militarisés comme les Champs Elysées. Comme ailleurs, les parisiens ne donnaient pas beaucoup, et José loua l’efficacité de Serpoga qui avait « manché » en anglais. « Il faudrait qu’on se mette à l’anglais, les gars, quelqu’un est allé à l’école, ici ? » Pendant ce temps, Serpoga avait entrepris de parler avec Bob et Toff, autour d’une bonne bouteille de rouge. Ces deux-là avaient une histoire tout à fait identique aux autres, mais Serpoga s’en sentait moins proche, ils étaient vraiment spéciaux et physiquement ravagés. José lui passa le joint, soulevant une cacophonie de protestation chez les autres.

- Eh, c’est peut-être grâce à lui qu’on attrapera le prochain morceau de teuch, tiens, comment tu t’appelles déjà ?
- Adrien.
- Wah, le vieux nom, laisse tomber. Trouve-toi un pseudo !
- Serpoga, ça va ? demanda-t-il en tirant une bouffée imitant les gestes de José. Il n’avait jamais vu de cigarette de sa vie. Il reçut comme un petit coup de poing dans les poumons et encaissa.
- C’est bien ça, ok. Alors apprécie, Serpoga.
- Merci José !

Devant les regards insistants des autres, il décida de passer le joint, dont les quelques bouffées avalées lui tournaient déjà la tête. Mais à qui ? Il eût alors une idée. « Quel jour sommes-nous ? ». Barb fut la plus rapide et hérita du calumet.

Au fil de la soirée ils migrèrent vers le toit de l’usine, pour y accéder il fallait grimper une échelle branlante, beaucoup la montaient le soir et la redescendaient le matin quand ils étaient en état. On pouvait y admirer une vue splendide de Paris car non seulement le bâtiment était haut mais en plus il se trouvait sur une petite colline. « Des riches payent des sommes incroyables pour avoir un balcon de la taille d’une caravane et nous on a presque un terrain de foot ». L’échelle filtrait la motivation des squatteurs, le toit n’était accessible qu’à ceux qui tenaient fermement sur leur deux jambes. Malgré ça il y avait eu quelques chutes. Serpoga lui-même déjà passablement gris, avait été raillé par ses collègues « tu passeras la nuit là-haut ! » Il faisait encore froid en Avril. Il but encore beaucoup, fuma un peu à droite et gauche, et avala même quelques pilules qu’allèrent lui chercher Toff et Bob. La nuit avait tombé sur l’Ouest parisien. Puis il se posa seul face au Sacré-Cœur, une bouteille de rosé à la main.