Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (7)


7. Sus au Lido


De la même manière que Nany le même matin, Renault et Mirea arrivèrent au sommet de la tour en fin d’après-midi. Comme comité d’accueil ils avaient les deux journalistes gallois et leur ami Nany, qu’ils furent soulagés de retrouver en un seul morceau. Pour l’occasion Renault roula un joint sous le ciel français, car le sommet de la tour parisienne était un endroit particulièrement agréable. On apercevait le Centre Georges Pompidou, ils désignèrent Montmartre, les buttes Chaumont, et passèrent la tour Eiffel de commentaires. Une fois la situation expliquée en long, en large et en travers aux nouveaux arrivants, il firent un bilan. Nany, Lussey et Janen s’étaient déjà heurtés au refus des vigiles du Lido une deuxième fois quelques heures plus tôt. Oneill était toujours prisonnier de l’antre actuelle des muses telle qu’elle était apparue à Nany grâce aux champignons de Nicleu. Prétexte évoqué par les cerbères : c’était une soirée spéciale et ne pouvaient entrer que les invités. Mirea voyait clair dans le jeu de la boîte sélect : jamais la bande ne pourrait s’y pointer dans ces tenues. Ensuite si ce problème venait à être résolu, il faudrait consommer et ils n’avaient pas besoin de consulter la carte pour se rendre compte que leur porte-monnaie n’y survivrait pas. A supposer que l’un d’eux parvienne cependant à rester un peu dans la place pour boire un café, siffler à tue tête dans le Lido le mènerait vers la sortie plus vite qu’il ne serait entré. Ils ne savaient même pas où exactement donner du sifflet, ni dans quel état apparaîtrait Oneill si cela fonctionnait. Décidément ils avaient affaire à une forteresse imprenable.

Lussey proposa de s’y prendre autrement. Il leur faudrait attendre que la boite ferme et s’y introduire par effraction. Les autres le laissèrent parler, car même si cette idée leur semblait inconcevable, elle était pour l’instant la seule envisageable.

- Bien entendu il n’est pas question de forcer la porte d’entrée, expliqua-t-il. Il faut simplement trouver un autre moyen, ce n’est pas une banque et à mon avis nous devrions trouver quelque chose.
- Le tout est de ne pas attirer l’attention, peut-être par les toits, avança Renault.
- Oui, continua Nany, imaginez une fenêtre, ou une porte dérobée dans une petite cour, il faut au moins aller voir.
- Vous allez un peu vite, là, objecta Mirea. Et l’alarme ? Et s’il y a un vigile ? Ce n’est pas une banque, mais ce n’est pas un moulin non plus.
- Quoi, un moulin ? demanda Janen. Bon, mais moi j’ai une bombe lacrymogène.
- Excuse-moi mais c’est un peu léger. Non, ce que je propose c’est de la jouer finement. Si on tombe sur un vigile, nous on ne dit rien, et Lussey et Janen, vous parlez, en anglais…
- Diantre, diantre ! Dites, vous ne doutez décidément de rien, dit Nicleu en apparaissant subitement au milieu du groupe d’amis.
- Nicleu !
- Comme d’hab, darling. Sans déconner, vous devriez vous débrouiller pour me donner le code car je prédis débandade, déroute et déconfiture !

Mirea était drôlement contente de voir apparaître leur demi-compagnon ça sentait la rescousse. Visiblement les demi-déesses n’étaient pas au rendez-vous cette nuit-là en Grèce, alors Nicleu, qui suivait les aventures des nantais comme un ange protecteur, avait décidé d’intervenir, même si la fameuse formule n’avait pas encore été prononcée. Renault eu la bonne idée de lui proposer quelques bouffées du joint qu’il venait d’achever et même si cela ne constituait pas le code adéquat administrativement parlant, cela eut le mérite de leur valoir les faveurs de ce petit bonhomme, toujours habillé en lutin. Etait-ce le charme de cette vue dominante de Paris qui émouvait Nicleu, ou bien l’acharnement dont ils faisaient preuve pour retrouver Oneill qui leur conférait un statut de quart de héros et les dispensait peut-être de formule ? Nicleu leur proposa un autre de ses gadgets divins, qui ressemblait fort au sifflet de Nany. Celui-ci plongeait dans un profond sommeil tout être humain dix mètres à la ronde, excepté l’utilisateur, c’était quand même bien conçu, mais les autres devraient se boucher fortement les oreilles.

- Modération, donc, dit-il en passant le sifflet à Renault.
- Modération, répondit Renault en désignant le bédo.

Ils décidèrent de se poster ensuite à l’intérieur de la tour, dans les locaux de la banque qui disposait de bureaux au sommet de la tour. La salle de réunion était incroyablement luxueuse, et ils disputèrent – enfin réunis – de nombreuses parties endiablées du jeu du morceau de bois et du caillou, mais simplifièrent les règles. Ainsi il n’y avait plus au centre du cercle que le seul morceau de bois, vertical, remplacé alors par un gros tube de colle. Les prises étaient moins fréquentes mais le jeu était ainsi plus fluide, et ils y passèrent la nuit en se servant de la machine à café affrétée pour les dirigeants de la banque. Seul un garde les dérangeait de temps en temps mais grâce au sifflet, ces derniers passèrent tous une nuit paisible dans les nombreux fauteuils en cuir disponibles. Nicleu parlait de se convertir en directeur de banque, et Renault répétait qu’il comprenait où partaient ses cotisations à l’établissement. Ce fut une bonne soirée, et ils purent même se connecter à Internet pour connaître l’heure de fermeture de leur Bastille.

A quatre heures du matin, sur les Champs Elysées ils avaient fait très simple. Le Lido disposait d’une sonnette comme n’importe quel immeuble et à force de sonner un vigile était apparu, pas le moins du monde inquiété par le groupe de jeunes. Un coup de sifflet plus tard, ils purent investir la salle principale comme si les lieux avaient été réservés pour eux, invités de marque. L’ensemble n’était éclairé que par quelques veilleuses de sécurité et ils ne distinguaient pas grand-chose. Quelques coups de sifflet pour s’assurer de n’être pas dérangés et ils purent explorer les lieux, puis la lumière fut. Renault avait trouvé la salle de contrôle des effets sonores et lumineux et il choisit une ambiance automnale dans les orange et jaune. La grande salle leur apparut en entier, et ils restèrent stupéfaits devant le luxe de la prestigieuse boîte de nuit. Pendant ce temps Nany sifflait dans la salle, puis sur la scène, et se promena dans les couloirs en cassant les oreilles des muses. Il ne se doutait pas de la tempête divine qu’il provoquait dans le Lido, et continuait à s’époumoner dans son sifflet anti-muses. Enfin, dans un grincement supplicier mais inaudible, les fameuses muses malfaisantes relâchèrent Oneill qui apparut en silence vautré dans un fauteuil au fond de la salle. Personne ne l’ayant remarqué, ce fut lui-même qui dit à Nany d’arrêter ses simagrées, et tous laissèrent exploser leur joie. Janen prenait des photos d’un Oneill qui apparaissait désespéré comme l’avait prévu Nicleu, mais ses souvenirs disparaissaient très vite, il semblait se réveiller d’un rêve particulièrement réaliste et agréable dont les détails s’enfuyaient de sa mémoire. Pour le convaincre que sa place était ici, il fallut lui faire humer le morceau de haschich grec qu’il avait dans la poche et auquel il n’avait pas touché depuis plusieurs jours. Il se rappela ainsi la Grèce, Serpoga, peut-être davantage mais l’heure était aux vacances et il partirent loin du Lido, de leurs hôtes trop adorables et trop dangereuses pour la gent masculine, pour préférer quelque banc d’un square parisien pour voir le soleil se lever.

Serpoga Z (1)


1. 2064 style

Adrien Serpoga laissait vagabonder son esprit dans le métro qui filait à grande vitesse vers son lotissement de la banlieue parisienne. Lire dans le métro était devenu difficile tellement les passagers étaient serrés dans la rame. Ses contemporains se laissaient en grande majorité bercer par de la musique déversée par les écouteurs des baladeurs, ou par l’un des programmes diffusés par la radio. Les informations du monde entier étaient synthétisées en fonction des centres d’intérêt de chacun des abonnés à la radio nationale. On ne pouvait pas tellement observer les gens et leur imaginer une existence, un travail ou des passe-temps. Les étudiants avaient les mêmes horaires que les travailleurs. Il n’y avait pas de touristes, les circuits touristiques n’étaient pas les mêmes que ceux des actifs. Dans cette rame, tous rentraient de leur activité. Ils se précipitaient chez eux pour manger, se livrer à leurs séances de divertissement et dormir. Il était impossible de deviner les divertissements de chacun, car une séance de divertissement était purement psychologique, programmée par l’organisme fournisseur de divertissement et uniquement individuelle et cantonnée au domicile. Cela ne signifiait pas solitaire, mais en réseau. Certains jouaient aux échecs, d’autres à des jeux de rôles hyperréalistes, beaucoup se calaient devant l’un des divertissements nationaux suggérés, que l’on appelait avant la télévision, mais qui avait acquis un côté interactif que n’avait pas son ancêtre autrefois appelé le « petit écran ».

Il habitait à une centaine de kilomètres du laboratoire universitaire dans lequel il passait ses journées à préparer sa thèse. La distance était couverte en une vingtaine de minutes lorsqu’il attrapait un train qui ne s’arrêtait qu’à quelques stations, et le laissait au vingtième étage sous Terre. A l’heure de pointe, un millier de personnes envahissait le quai « André Serrail –20 ». Il pouvait alors regagner son petit studio sans voir la lumière du jour en empruntant un dédale d’ascenseurs et de couloirs souterrains. Le horde d’actifs se scindait en groupes qui partaient dans des dizaines de directions différentes. Souvent il préférait faire un détour par le vaste parc qui trônait au milieu des habitations « André Serrail » et lire à l’air libre, à l’ombre de l’un des grands arbres. Il savourait volontairement ce moment de nature pour casser un rythme bétonné qui ne lui plaisait pas. Ceux qui comme lui s’accordaient ce genre de pauses étaient peu nombreux, des privilégiés qui échappaient au rythme effréné de la vie parisienne en 2064. Des alternatifs qui se faisaient violence, refusaient ce rythme imposé pour s’accorder ce moment de liberté. Cependant, ce n’était qu’un divertissement de plus, effectivement assez original.

Il avait autrefois des amis dans le parc, mais ils se comptaient sur les doigts d’une main. Peu à peu ils étaient partis, et Serpoga regrettait leurs discussions éclairées, intelligentes et critiques sur une société bien endormie. Il leur était arrivé de rester jusqu’à la nuit dans le parc, mais ne finissaient jamais chez l’un ou chez l’autre. Les logements étaient si exigus et tellement similaires qu’il n’y avait aucun intérêt à rendre visite à quelqu’un. La soirée se passait seul. Serpoga n’avait pas le courage d’aborder quelqu’un, de faire un pas vers son prochain pour partager quelque chose avec lui. Une idée, un jeu, un bout de chemin, ceci était difficile à faire. Cela pourrait être mal pris. Ce soir-là il fila directement vers son meublé par un ascenseur rapide jusqu’au dix-septième étage, l’envie de traîner s’amenuisait. Ses travaux au laboratoire de Traitement du Signal lui pompaient beaucoup d’énergie : il fallait le soir programmer des simulations qui tourneraient toute la nuit et dont il récupèrerait les résultats le lendemain. Il effectuait de complexes réglages avant d’enfin s’engouffrer dans le métro pour une soirée de détente. Evidemment c’était tous les jours la même chose qui se répétait.

Le citadin moyen filait en effet rapidement chez lui pour s’abandonner au divertissement, ou se connecter sur l’un des innombrables forums de rencontre en ligne. C’est ce que tous faisaient à leur manière dans leur meublé. Serpoga, lui, voyageait dans la fin du XXème siècle, comme d’autres franchissaient les mers ou baisaient toute la nuit. Virtuellement. Les forums de rencontre l’avaient déçu, il ne trouvait pas la femme de sa vie. Il lui suffisait de s’installer confortablement dans une sorte de lit nommé Centre de Divertissement, et de charger le programme correspondant. Serpoga possédait les meilleurs simulateurs dans années 1960 et 1970, auxquels il consacrait une bonne part de ses économies. Ces programmes faisaient partie d’une gamme marginale, voire honteuse. On ne racontait pas à ses collègues que son divertissement était de participer aux pires partouzes, d’effectuer des missions terroristes, ou de voyager dans ces années tendancieuses et permissives. Il fallait avoir ses réseaux pour se procurer ce genre de programmes. Mais Adrien Serpoga était calé en informatique, d’ailleurs sa spécialité scientifique – le traitement du signal et la fouille de données – nécessitait de solides connaissances informatiques. Ces derniers temps il vivait la vie de Brian Jones, l’un des membres fondateurs des Rolling Stones, un groupe pop rock qui avait fait partie de la révolution des mœurs à cette époque. Avant de commencer ce cycle qui durait plusieurs mois, il ne connaissait pas grand-chose à vrai dire de ce groupe. Tout juste quelques titres phares qu’il avait réussi à se procurer, et dont certaines parties étaient encore présentes remixées dans la musique contemporaine.

Ce qui était fascinant avec ces programmes de divertissement était la richesse des détails insérés par leurs concepteurs, et leur réalisme. C’est aussi la raison pour laquelle les simulations politiquement incorrectes étaient rares et chères. Le simulateur de jeu de Golf dans les Caraïbes, lui, était fourni gratuitement avec l’ordinateur ! Il avait ses propres connaissances du XXème siècle, une passion qu’il enrichissait avec les rares sources disponibles. Les bibliothèques n’étaient pas les meilleurs endroits pour trouver des informations. On y décrivait cette période comme un grand échec dans la construction d’une société stable. On y démontrait que trop de libertés individuelles supprimaient la liberté collective, donc le développement de la société et le bien-être des Hommes. Au fil des années les modes de vie s’étaient standardisés, il fallait vivre en harmonie donc de la même manière. Concernant ces années, les faits marquants étaient disponibles, et sous un éclairage particulier. Ainsi il savait que Brian Jones était un drogué hystérique, et qu’il avait terminé ses jours à 27 ans dans une piscine. Bien que repoussante, la description le fascinait. Il savait quel plaisir il avait à se plonger tous les soirs dans la vie du chanteur et principal musicien des Rolling Stones.

Pourtant au bout d’une certaine dose quotidienne préprogrammée, le Centre de Divertissement commutait de la simulation vers un état de sommeil régulé duquel il ne sortirait que le lendemain pour aller travailler, avec seulement souvenir partiel de ces aventures sensorielles. Le Centre de Divertissement façonnait la mémoire de son utilisateur, et faisait une sorte de résumé des évènements, en omettant les détails. C’était une obligation des concepteurs pour maîtriser les programmes les plus trash qui pouvaient circuler, il fallait aussi que la vie de divertissement n’interfère pas trop avec la vie réelle. Pas plus qu’un rêve. Le matin il ressentait une sorte de lassitude commune à bien des Hommes lorsque vient l’heure de se lever. Sortir de ses rêves a toujours été une épreuve bien difficile pour les Hommes.

Serpoga Z (2)


2. Coule à la fin

Dans la campagne Londonienne, on est tous là, à fond dans nos expériences psychédéliques. De la vraie musique de composition, d’improvisation, de création permanente. Fini la recherche d’un lick qui plaira aux foules, du riff qui s’installera dans l’inconscient des gens pour les exhorter à écouter et écouter encore, à acheter ce que tout le monde aime. Je ne fais plus partie des Rolling Stones. Je suis assis dans l’escalier du vaste salon ancien, je surplombe les petits concerts qui se jouent ici. Musique à fond, gars dans tous les coins, c’est moi qui régale au fin fond de mon Sussex d’adoption. Je suis devenu un de ces macs qui chapeautent des musiciens. Il y a des gars jusque dans le studio à la cave. Ces types viennent même d’amérique, bien que ces glandeurs n’aient pas foutu les pieds là-bas depuis qu’ils ont affrété un Boeing de musicos l’année dernière et qu’ils l’ont rempli de matos. Maintenant il y a toujours des dizaines et des dizaines de types que je ne connais pas et qui squattent chez moi. S’ils sont cools, ça va, mais j’en vois des gros caïds qui veulent assurer la sécurité, de quoi d’ailleurs ? Qui les a demandés ? Un type pourrait me tuer d’un coup de couteau, je m’en fous. Frank me rejoint, il me raconte que le Warrenstar Band enregistre en bas, qu’ils veulent mon avis sur les arrangements. Ouais, j’irai. C’est bien ce qu’ils font, tu vois genre ils improvisent, mais préparent les morceaux à l’avance. Ces sont de vrais musiciens, ils vont faire quelque chose, tu vas voir. Très musical, je leur dis qu’il faut mettre des paroles. Il me donne deux gélules, que je pique avec une aiguille et que j’avale ensemble. Viens mec, mon verre est vide.

Ces types à l’accent de bouseux sont encore assez sobres pour jouer de la musique, c’est pour cela qu’ils sont ici, pour ça et la coke. Mais ceux-ci sont des fêtards, ils ne visent rien. Ils ont déjà du fric, certains sont mes collègues de défonce. Ce soir je suis au fond. On scotche la dope aux bûches pour mettre au feu si le moindre uniforme se pointe. Des types en ont après nous depuis quelques années, ils ne supportent pas de voir des jeunes plus riches qu’ils ne le seront jamais. Ou alors c’est parce que leur éducation leur souffle que c’est mal ? Mes voisins sont trop enterrés dans leur bunker pour entendre le moindre braillement. Un friqué parmi les friqués de la société friquée de Londres. Un zombie paumé dans la campagne. J’ai choisi ce quartier pour trancher avec cette petite vie Londonienne trop à la recherche du dernier son branché. J’ai ramené avec moi la moitié des guitares ! Les vibrations électriques m’emplissent de plaisir, je ne vis que pour ça. Je sors pour respirer l’air frais et humide, la musique me suit et se fait plus discrète, plus intime. Il y a même un gars complètement mort dans l’herbe. Eh, mec, t’es vivant ? Je n’arrive pas à penser correctement. C’est quoi, penser correctement ? Eh Brian, tu sais quoi, des mecs vont s’envoler pour aller sur la Lune ce soir, tu savais ça ? Ca passe à la télé ! Sur la Lune, putain !

Je me suis cassé ou ils m’ont viré, je ne me rappelle plus. J’ai fondé Little Boy Blue and the Blues Boys. Avant c’était moi qui créais, c’était moi qui repassais derrière les gars pour assurer leur piste, maintenant Keith refait même ma guitare. C’était fini pour moi. Je m’en fous, de tout ça, même d’Anita. Toutes ces années. Maintenant ils remplacent, quoi, un guitariste ? Ce Mick Taylor n’a même pas 20 ans, et les mecs l’auditionnent, et lui leur lèche le cul et répète les morceaux qu’ils ont composés. Même Clapton avait bandé pour faire partie des Rolling Stones. Merde, c’est juste un groupe pop, les gars. Keith a la voie libre pour se la jouer guitariste du siècle. Putain de succès, il leur faut toujours plus de cash. Toujours plus de foules. J’ai déjà tout ça et je me retrouve comme un con à ramper à côté d’une putain de piscine sans même savoir ce que je fais, je suis quoi, un lézard, un souffle d’air ? Je suis dans l’eau, ça surprend, c’est frais, ça détend. Je bouge mes bras lentement. Le son est encore plus étouffé, mais immortel il me suit jusque sous l’eau. La maison vibre, l’eau vibre, le son m’accompagnera partout. C’est un vrai paradis. Et je suis enfin seul. Unique.

***

Il s’éveilla en sursaut, son cœur cognait dans sa poitrine. Haletant, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. C’était comme se réveiller après un cauchemar particulièrement réaliste. Il se rappelait de tout, la soirée, son état, puis d’un coup l’eau, la surprise humide. Il se sentait infiniment bien, à se laisser couler dans l’eau fraîche de la piscine, assommé par l’alcool et les barbituriques, puis le manque d’oxygène l’avait brusquement arraché à sa rêverie. Fin du programme, Brian Jones est mort noyé. Tout allait bien, c’est ce qu’il se répétait., je suis vivant, je suis Adrien Serpoga. C’était juste un réveil brusque et imprévu. Cela faisait plusieurs années que son sommeil était paisible, puisque comme tout le monde, c’était le Centre de Divertissement qui le faisait dormir. Quel choc ! L’émotion était trop forte pour tenter de se rendormir, chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps. Jamais il ne s’était remémoré une simulation avec autant de détails. Le son rauque des guitares saturées, les claquements secs des percussions, cette atmosphère totalement déliée des contraintes de la société telle qu’il la connaissait. Fichu programme, il y avait un bug à la fin, il aurait dû s’endormir. Ces trucs marginaux qui traînaient, c’était parfois de la mauvaise qualité. Mais quel réalisme. Ce genre de programmes devaient être anciens car de tels niveaux de détails dans l’information était inégalables. Comment dissocier le vrai du faux ? Qui avait accès à ces descriptions complètement déjantées d’une époque honteuse ?

Il décida de se connecter sur le réseau. C’était l’occasion de réessayer de rencontrer une femme qui aurait les mêmes centres d’intérêt. Encore. Il avait baptisé son avatar KurtAd, en mémoire d’un personnage dont il avait vécu la vie tourmentée : Kurt Cobain. Il ne s’en rappelait pas grand chose, mais c’était peut-être l’un des personnages qui subsistait le plus dans la mémoire collective sur le réseau. Les documents officiels décrivaient un groupe de rock grunge violent, une bande de drogués, comme à peu près tous les artistes de cette époque. Les informations qu’il avait pu ramasser étaient nettement plus riches et nuancées. Ce qu’il avait vécu en rêve lui avait laissé un fort sentiment de révolte qui sommeillait en lui. Il avait pu discuter avec quelques fans de Nirvana sur le réseau, mais aucun ne serait allé jusqu’à organiser une rencontre. Trop marginal. Bizarre. Honteux.

Mais la rubrique "rencontres" de la messagerie de KurtAd restait désespérément vide. Sa messagerie avait pour but de le mettre en contact avec des femmes qui partageaient les mêmes centres d’intérêt que lui, mais Serpoga ne visait pas large. Evidemment "XXème siècle", "informatique", "rock’n roll", étaient de piètres critères de drague. Même "ballades dans la nature" ne remportait pas l’enthousiasme des foules féminines. Dépité, il ouvrit la rubrique "informatique". Un de ses contacts lui livrait une information particulièrement énigmatique. Son correspondant, FenceMarx, était un passionné d’informatique qui s’intéressait lui aussi aux façons de trouver tout et n’importe quoi sur le réseau. Cette spécialité que l’on appelait la Fouille de Données, faisait partie des travaux de recherche de Serpoga. FenceMarx travaillait au Ministère de la Recherche, il occupait des fonctions assez haut placées mais ne s’épanchait pas beaucoup là-dessus. Serpoga ne connaissait presque rien de sa vie privée. S’il devait exercer un métier – il le faudrait bien un jour, les postes de chercheur étaient rares – il aimerait intégrer de hautes fonctions étatiques. Quitte à participer au système, autant s’approcher au plus près des instances dirigeantes, comme FenceMarx.


KurtAd,

As-tu entendu parler des frères Smiakov, ces français qui animent une émission de divertissement scientifique?
Il sont peut-être capables de voyager dans le temps. Je suis sûr que ça éveillera ta curiosité !
Fence.

Serpoga Z (3)


3. Qu’ont les Smiakov ?

Il connaissait ces deux personnages atypiques. Depuis plusieurs années ils animaient des émissions scientifiques sur le programme national de divertissement. Quel rapport avec un voyage dans le temps ? FenceMarx ne lui avait jamais fait de telle blague, il faut dire que lancer quelqu’un dans une recherche approfondie par jeu n’est pas vraiment une bonne plaisanterie. Il fit une première recherche sur les frères Smiakov. On y retrouvait les détails de leur vie, tous les programmes de divertissement qu’ils avaient mis au point, y compris des simulations à caractère scientifique, comme la vie d’Albert Einstein ou Isaac Newton. Les deux types étaient spécialisés dans l’astronomie, la cosmologie, la mécanique céleste, bref la compréhension de la marche de notre univers. Dans la liste de leurs programmes, il y avait même la vie de Képler et Galilée ! Ils proposaient aussi des simulations d’aventures cosmiques, comme des voyages aux confins de l’Univers, ou des slaloms entre astéroïdes. Serpoga avait fait l’un des thèmes les plus populaires en matière spatiale : les premiers pas de l’Homme sur la Lune. Encore un voyage au XXème siècle, avait-il pensé en téléchargeant la simulation à l’époque. Je suis incorrigible. Ces programmes étaient fournis par des multinationales américaines qui gardaient les droits d’exploitation de ces simulations. En marge de cela, les frères Smiakov, dont l’intelligence était hors du commun, menaient d’importantes équipes de recherche en France. Au prix de la lecture de plusieurs documents et articles de recherche, Serpoga pu établir que leurs thèmes de recherche concernaient les différentes dimensions de l’Espace-Temps, dont la cinquième avait été démontrée assez récemment et dont l’explication était incompréhensible pour Serpoga. L’espace et le temps en formaient quatre, mais la cinquième était justifiée par des arguments mathématiques et semblait concerner une autre forme de temps, cette fois liant les différents espace-temps. Pas clair, mais très intéressant pour ce qu’il cherchait.

Il inclut des mots clés se rapportant au voyage dans le temps. Les frères Smiakov s’étaient positionnés : c’était impossible. Des "gens du futur" nous auraient déjà rendu visite. C’était à peu près tout ce que l’on pouvait trouver. S’il continuait à chercher dans cette direction, il ne finirait, après maints efforts et forçage de barrières de confidentialité, qu’à retomber sur le message que lui avait envoyé FenceMarx. Il entra donc dans le vif du sujet. Il ne fallait pas raisonner en termes de mots-clés mais en terme d’idées. Deux frères, des irrégularités temporelles, deux scientifiques, une expérience étrange. Il cherchait par exemple une incohérence temporelle. Si les Smiakov avaient voyagé dans le temps, il y avait forcément une trace d’eux à une autre époque.

Il utilisait Patterns, un logiciel réalisé par son laboratoire il y a quelques années, et qui traitait les informations en termes de concepts, d’idées, de caractéristiques complexes. Toute la difficulté avait été d’utiliser une intelligence artificielle qui trouvait et comprenait des groupes de mots, voire un document de plusieurs pages. Cela s’appliquait aussi aux images et à quelques petites vidéos, qu’il était capable d’interpréter et de faire correspondre à la requête de l’utilisateur. Lorsque les professeurs de Serpoga avaient fait la démonstration de ce logiciel aux investisseurs, ils lui avaient commandé une image représentant un cheval avec un cavalier aux cheveux frisés. Ils avaient donc entré la requête telle quelle au logiciel, sous forme de mots clés. Après quelques minutes d’exploration et de traitement de quantités d’informations sur le réseau mondial, et sans lui avoir indiqué la moindre direction de recherche, le logiciel avait exhibé une centaine de photos où l’on pouvait distinctement voir un homme ou une femme aux cheveux frisés monter un cheval, une jument ou un poney. Et il y avait de tout : du concours hippique de Saint-Jean de Monts aux indiens d’Amérique dressant des chevaux, en passant par différentes bandes dessinées, et … quelques images zoophiles. La grande nouveauté était que le logiciel trouvait des images qui pouvaient n’avoir rien à voir avec un portrait de cavalier, comme par exemple cette publicité pour une voiture de grand standing, avec en arrière plan, de dos, un cavalier frisé.

La dernière version de Patterns n’avait pas encore été commercialisée, elle n’était tout simplement pas aboutie. Grâce à une intelligence plus perfectionnée, le logiciel était maintenant capable de comprendre ce qu’exprimait l’utilisateur à partir d’images, de descriptifs à base de mots clés, mais ceci étant compris en termes d’idées. Et dans leur ensemble. La fouille fournissait ensuite un groupe d’informations qui, ensemble, répondaient le mieux au souhait des utilisateurs. Ce n’était pas un résultat, mais plusieurs, comme une piste. Serpoga travaillait aux réglages de cette nouvelle version du programme pour sa thèse. Les résultats lui donnèrent foi en son logiciel. Deux frères, des irrégularités temporelles, deux scientifiques, une expérience étrange. Il trouva deux frères Bogdanov référencés entre 1965 et 2016 qui étaient des scientifiques québécois et qui présentaient des émissions télévisées. Ils avaient participé à d’importants travaux de recherche concernant l’origine de l’Univers. Ils avaient notamment défini l’avant Big-Bang. L’Univers avait d’abord été une particule qui avait donné lieu à la création des étoiles à partir d’une gigantesque libération d’énergie et des collisions qui s’en suivirent. Avant cette particule, notre Univers était réduit à un point unique, sans masse ni dimension, appelé point zéro de l’Espace-Temps. Ce résultat avait été obtenu par des considérations mathématiques et non physiques. Les frères Polianov, référencés entre 1902 et 1929, étaient deux chercheurs russes qui étaient impliqués dans les travaux sur la mécanique céleste, qui avaient débouché sur la théorie de la relativité énoncée par Einstein en 1919. Et les photos étaient saisissantes. Menton prononcé, chevelure riche, ressemblance saisissante des deux frères. Ressemblance saisissante des Polianov, des Bogdanov et des Smiakov.

Serpoga Z (4)


4. Mission cinquième

Encore un peu de fouille sur le réseau et Serpoga finit par trouver l’adresse des frères Smiakov. C’était à Paris, dans Paris, rue Mouffetard dans le 5ème arrondissement. La dernière fois qu’il était allé à Paris, c’était pour faire visiter la capitale à sa mère, un sanctuaire réservé aux touristes et aux riches propriétaires. On n’habitait pratiquement plus à Paris, et on ne travaillait à Paris que pour servir les grands de ce monde. Un monde de luxe, de palaces, de grandes boutiques et de somptueuses demeures, que Serpoga ne connaîtrait jamais plus qu’un touriste. Si, il restait une dernière possibilité de faire fortune à cette époque : gagner au loto mondial. Cette blague internationale prétendait couvrir d’argent un idiot qui avait coché les bonnes cases et qui foutrait sa vie en l’air avec ses milliards. On n’avait d’ailleurs aucune preuve que l’argent mis en jeu était gagné.

Serpoga fit une pause, son regard se perdit dans le vide. Ces types voyageaient-ils vraiment dans le temps ? L’explication – quitte à en trouver une – pouvait aussi être l’immortalité de ces deux énergumènes. Quoique voyager dans le temps était une forme d’immortalité. Quelles pouvaient être les joies d’un voyage dans le temps ? Gagner au loto ! Mais ce n’était visiblement pas ce qu’ils avaient choisi. D’ailleurs s’il pouvait le faire, il ne tricherait pas au loto. Ou alors juste histoire de se faire un peu d’argent, il doit de toute façon y avoir des centaines de façon de se faire plaisir à maîtriser le temps. Devant l’écran de son ordinateur, les yeux de Serpoga brillaient. Lui ne ferait qu’un voyage. Vers le XXème siècle, mais quelle date exactement ? Dans les années 1960, histoire de voir passer toutes les belles années qui s’en suivraient. Car autant vivre une vie normale, pensait-il. C’était décidé, ce soir il se rendrait rue Mouffetard, il y avait des métros toute la nuit, il n’avait qu’à avoir une bonne excuse en cas de contrôle de police. Ma mère est souffrante, messieurs, je me rends à son chevet, à l’hôpital international de Paris, situé justement dans le 5ème arrondissement. Je ne peux pas attendre.

Il n’était pas tout à fait seul dans le métro à deux heures du matin. On autorisait encore les clochards à y résider, car Paris ne serait pas Paris sans sa faune nocturne. Quelques rares travailleurs de la nuit. La police. Quand il descendit à l’arrêt correspondant à l’hôpital, il fut tout à coup heureux de marcher dans Paris vide. Le quartier latin avait gardé son charme, des petites rues avaient survécu aux attaques du béton. La place de la Contrescarpe ressemblait à celle d’un petit village typique du XXème siècle. C’était presque un voyage dans le temps. Rue Mouffetard. Quand il fit face au bâtiment, toutes les lumières étaient éteintes. Normal. Il ne fallait pas s’attarder, quitte à faire une connerie, il fallait la faire vite. De toute façon les grands appartements parisiens appartenaient à des gens qui passaient leur vie ailleurs. Quelle injustice. Il avisa une fenêtre entrouverte au deuxième étage. Comme un chat, il grimpa de gouttière en balcon, puis de balcon en gouttière, et poussa doucement la fenêtre, et atterrit dans un salon huppé. Il respirait à peine. Il lui restait à sortir de l’appartement, il laissa la porte entrebâillée. Dans la partie commune, il trouva l’appartement des Bogdanov, au dernier étage. Porte close. Demi-tour. Il ressortit par là où il était entré. Quelqu’un dormait sûrement dans l’une des pièces. Encore un peu d’escalade et le voici en face de ce qui devait être l’appartement des Bogdanov. Vivaient-ils seuls ? Etaient-ils présents ? Il poussa sur la fenêtre, qui ne céda pas. Enjamba la balustrade, pour être plus à l’aise. Avec le coude, il brisa la vitre et d’un geste vif, ouvrit la fenêtre et se glissa à l’intérieur. Un salon. Puis il ne bougea plus pendant cinq minutes. Ouf, rien ne se passait.

Le salon était vaste, et bien aménagé. C’était le même appartement que deux étages plus bas. Prudemment il fit le tour de l’appartement, son cœur battait à tout rompre, il se répétait qu’il y avait de fortes chances qu’ils ne soient pas là. Une chambre, un lit. Vide. Cuisine, couloir, une deuxième chambre. Vide. Salle de bains. Fin de l’appartement. Serpoga prit une profonde inspiration. Ah que l’aventure excitait l’Homme ! Il était dans l’appartement des chrononautes. Il pouvait allumer la lumière et chercher tant qu’il pouvait. Les lieux ressemblaient bien à ce qui pouvait occuper des scientifiques : des quantités de livres, des ordinateurs, et – tiens ! – pas de Centre de Divertissement. Il trouva un mot sur la table de la cuisine.

Grichka,

Quand tu reviens, confirme-moi ta présence à 8h00 UST pour contrôler mon action Vlad Cheren - 1911. Rien de grave, le mec a mis plus de temps à comprendre.

Ig

Il avait remarqué d’étranges pendules. Paris – 02 :43 / GMT – 00 :43 / UST – 01 :43. Il ne savait pas à quoi correspondait UST, mais si elle fonctionnait comme il le pensait, il avait encore du temps devant lui. Grichka débarquerait dans quelques heures. Impossible de savoir quand, alors autant se presser. Enfin, grogna-t-il, il n’y avait pas l’air d’y avoir de machine à remonter le temps dans cet appartement ! Qu’y avait-il de bizarre ? Pas mal d’ingrédients incongrus dans le réfrigérateur. On aurait plutôt dit des chimistes par moments. Il trouva aussi une arme, un vieux colt chargé. Sa décision était prise. Il tira les rideaux. En attendant l’arrivée de Grichka, il feuilleta des livres scientifiques installé dans l’un de leurs fauteuils. C’était compliqué, trop de théories chimico-quantiques ou quantico-chimiques, il ne comprenait rien. Ce qu’il cherchait c’était une recette, un procédé, une description de comment voyager dans le temps. Découragé même par les notes manuscrites des frères Smiakov, il se fit un café, car ce n’était pas le moment de s’endormir.

Soudain – il était presque cinq heures à Paris – il ressentit comme des distorsions dans l’air de l’appartement, il aurait décrit ça comme des courants d’air qui changeaient tellement rapidement qu’aucun souffle n’était perceptible. Il lui semblait percevoir des sons étouffés, tout bougeait sans que le calme de la nuit parisienne ne semble perturbé. De l’agitation dans une parfaite statique. Puis Grichka Smiakov apparut dans l’un des fauteuils. Il dormait, Serpoga eut du mal à le réveiller.

- Hé, qu’est-ce que vous faites là ?
- Ne bougez pas ! Serpoga braqua son arme vers Smiakov.
- Holà, pas de panique. Que voulez-vous ?
- Vous parler. Je vous préviens, un geste brusque et je vous descends, je suis sûr que ça ne vous plairait pas.
- OK, OK. Faites pas de connerie. Que voulez-vous ?
- Voilà. Je sais que vous voyagez dans le temps, ne me dites pas le contraire ! cria Serpoga, puis il se ravisa en pensant aux voisins. J’ai des preuves. Si vous voulez rester en vie vous allez m’obéir.
- Euh…
- Tout se passera bien. Je veux faire un voyage, c’est tout.
- C’est que… Bon, écoutez, c’est vrai, mais ceci est complètement maîtrisé. Si vous voyagez dans le temps vous allez forcément faire quelque chose qui va modifier l’ordre des choses, et peut-être conduire à des catastrophes. Il vaudrait mieux que vous ne le fassiez pas.

Serpoga réfléchit. Merde, ce type allait l’intimider avec ses considérations spatio-temporelles. Il allait devoir négocier, car il ne fallait pas tuer Grichka s’il voulait réaliser son rêve.

- Je te bute si tu refuses. Alors tu voyages vraiment dans le temps ? Comment ?
- Ecoute, quoi qu’il arrive, ne tire pas. Si tu me tues, il… Il arrivera plein de choses horribles.
- J’en ai rien à foutre. Explique-moi comment ça marche.
- C’est vrai qu’on peut s’en foutre, mais laisse-moi t’expliquer.

Smiakov espérait qu’il n’avait pas en face de lui un terroriste complètement désintéressé du destin de l’Humanité. Il opta pour le dialogue. L’explication était le remède de toutes les colères.

Serpoga Z (5)


5. Face à Grichka

Adrien Serpoga et Grichka Smiakov bavardaient maintenant dans l’appartement parisien. La tournure était plus amicale, mais Serpoga continuait à braquer son arme vers Grichka, qui arpentait le salon et la cuisine et tentant d’expliquer le phénomène à son agresseur.

- En gros, notre corps est constitué de cellules qui contiennent l’information temporelle. Il faut que tu saches que toutes les époques coexistent si l’on prend un autre référentiel de temps. Ce référentiel est tout simplement le temps qui passe pendant lequel toutes époques sont modifiées en fonction des nouveautés introduites par ceux qui sont capables, eh bien, de voyager dans le temps. Quand quelque chose est modifié en 1935, toutes les époques suivantes sont modifiées en conséquence. En fait cette cinquième dimension n’est perceptible et utilisée que par Igor et moi. Igor c’est mon frère.
- Et concrètement, comment faites-vous ?
- Attends, c’est compliqué. Il faut d’abord que tu saches que nous faisons tout pour que notre technique ne soit pas découverte. Tu imagines si tout le monde pouvait voyager dans le temps ?
- Eh bien quoi, qui s’en rendrait compte ?
- Personne, effectivement puisque les différentes existences de chacun ne sont que des états dans cette référence de temps, mais nous faisons en sorte que tout se passe pour le mieux. Nous sommes nés dans une époque terrible, en 3016, alors que c’était le chaos sur Terre et dans l’Univers. Le voyage dans le temps n’existait pas, et nous l’avons mis au point car nous avions la chance de faire partie des derniers privilégiés qui avaient accès à la science, aux livres, à l’information. Nous avions les moyens d’étudier, nos parents étaient riches, mais ce n’était pas le cas de 99% des Hommes qui vivaient dans la misère. Dès que nous avons mis cette technique au point, nous avons peu à peu "amélioré" la société.
- Ca n’est pas encore optimal.
- Détrompe-toi. Il n’existe pas des milliers de façons de faire coexister des milliard d’individus, sans compter les guerres. Actuellement, enfin, au sens de cette nouvelle dimension temporelle que je te décris, au XXXIème siècle il n’y a que 20% de personnes en dessous du seuil de pauvreté. C’est mieux qu’au XXème siècle !
- Et la technique ?
- Donc, tes cellules contiennent cette information temporelle, comme un curseur dans l’échelle de l’espace-temps traditionnelle. C’est une information quantique que l’on peut modifier tout simplement avec la digestion. L’information quantique à tendance à se répandre de cellule en cellule par proximité, donc en avalant de la nourriture fortement influençante – ou une boisson que tu pourras appeler "potion magique" –en quelques heures tu peux modifier ta position dans l’Espace-Temps. Mais pas dans cette cinquième dimension, que seuls Igor et moi connaissons.

Grichka avait senti l’intérêt de son agresseur, il était maintenant persuadé qu’il n’était pas dangereux. Serpoga était fasciné, en effet. Son rêve était donc possible. Il menaça son interlocuteur pour lui rappeler que dans la vie il y a ceux qui gèrent le destin de l’Humanité, et ceux qui tiennent l’arme.

- Tu vas m’envoyer en 1960.
- Ecoute, d’accord. Tu dois simplement me promettre de te taire, c’est le seul risque que je prends. Car si tu ébruites cette information, on te croira fou, suffisamment longtemps pour que moi ou Igor venions te tuer. Tu peux faire des ravages. Si tu te tiens tranquille tu auras gagné. Et nous prendrons plus de précautions à l’avenir.
- A l’avenir de la cinquième dimension, hein ? On est trois alors dans cette nouvelle dimension. Je te crois, et sache que ce n’est pas mon intention.
- Non, nous ne sommes pas trois. Tu ne pourras pas revenir, nous te surveillerons et si tu tentes de revenir nous agresser pour voyager à nouveau, nous te tuerons avant.
- Tu peux être tranquille. Mais tu pars avec moi, je ne veux pas que tu me prépares un laxatif. Tu bois la même chose que moi.
- Si tu y tiens, mais j’ai d’abord une affaire à gérer avec Igor. Actuellement il est en 1911. En Ukraine, Vlad Cheren est un chercheur qui a toutes les clés en main pour mettre au point un vaccin contre une maladie vénérienne tellement rare qu’il ne la connaît pas. Il va doucement le mettre sur la voie, c’est une mission de plusieurs mois, dont je dois vérifier les conséquences avant de donner le feu vert à Igor pour rentrer. On ne peut agir que par petites touches pour ne pas tout remettre en cause. En cas d’erreurs, nous avons des sauvegardes, des identités dans lesquelles nous pouvons nous retrouver à différentes époques en cas de problème. On a toujours sur nous la "pilule" de secours.

Dès lors, Grichka s’affaira aux fourneaux, pelant quelques légumes que Serpoga connaissait de vue, d’autres complètement inconnus. Il s’agissait apparemment de mélanger tous ces ingrédients et de les faire cuire comme une soupe. Il ajouta des épices, mais pas de formule magique ni d’incantations. Un bon potage, qu’il laissa sur le feu.

Puis vint l’heure du rendez-vous avec Igor. Grichka resta planté devant son ordinateur à observer des sortes de pages d’informations du réseau, notamment des canaux nationaux, sur lesquelles il lançait de frénétiques "actualisations". Tout avait l’air de bien se passer, Serpoga essayait de contrôler les faits et gestes de Grichka, mais ne voyait rien de dangereux dans ses manipulations réseaux. Enfin, lorsque la cuisson fut terminée, il fit face à deux bols de soupe.
- Bois d’abord.
- Si tu veux. Sache que nous allons tout simplement dormir quelques heures et nous réveiller le même jour et au même lieu, en 1960. A tout à l’heure. Au fait, quel est ton nom ?

Serpoga but à lentes gorgées et d’une traite le bol de mixture verdâtre. Puis il dit :

- Mon nom est Serpoga.

Serpoga Z (6)


6. Comment Serpoga finit à Franprix avec dix-sept euros et des amis

En plein rêve, Serpoga se vautrait dans le même fauteuil de la rue Mouffetard. Plus habitué aux distorsions temporelles et au décalage horaire, Grichka Smiakov s’appelait à cette époque Grichka Bogdanov et ce n’était qu’un gamin surdoué. Il ne fallait pas qu’il s’attarde, et le temps de se remettre, s’apprêta à gober une pilule qui le ramènerait à une époque plus compatible avec les cinq dimensions. Cela nécessitait cependant un même processus d’endormissement, et il ne fallait pas que Serpoga le voie. Il tenterait de le réveiller et interromprait alors son retour. L’appartement était la propriété d’une personne âgée qui dormait dans la pièce à côté. Mais quelque chose inquiétait Grichka, normalement un tel voyage en dehors des règles aurait dû être réceptionné par les forces de l’ordre temporel. Serpoga ne le savait évidemment pas, Smiakov lui ayant à dessein caché les conséquences de son geste qu’on eût pu qualifier de terroriste. Bref, il ne s’attarda pas et se précipita dans l’hôtel le plus proche, tandis que Serpoga commençait de se tortiller dans son fauteuil. C’était le matin. Dans la rue, Smiakov jeta un coup d’œil aux kiosques qui confirma que quelque chose avait foiré. Trop de coriandre ?

Naturellement, Serpoga mit un certain temps à se rappeler tous les faits qui le conduisaient à se réveiller ainsi. Quand toutes les connexions furent faites, il bondit. 1960, yeah ! Ca avait marché. Comme il en avait pris l’habitude, il fit le tour du propriétaire. Le vieux dans la chambre effondré sur son lit lui confirma le voyage. Qui serait-il ? Il ne connaissait personne et n’avait pas d’argent. Il fallait rapidement se sortir de la merde, car son petit doigt lui disait qu’il pourrait bien vite se retrouver à la rue avec un litre de rouge à la main. En sortant il apprécia pleinement le soleil parisien. Tous ces gens dans la rue ! Ils se promenaient, seuls, en couple, en famille, entre amis. Serpoga savourait le bonheur de cette nouvelle époque qui s’ouvrait à lui, une nouvelle donne dans sa vie entière. Il avait complètement changé de décor, il se demandait quelles conséquences cela aurait sur sa personnalité. Qui est le Serpoga de 1960 ? Son premier geste serait d’aller lire le journal.

Il fut d’abord captivé par les articles et lut les titres, entama une lecture du dernier attentat dans la bande de Gaza, dont il ignorait l’existence. Un article virulent critiquait le télé poubelle, incarnée par une des toutes premières émissions de télé réalité. Cela, Serpoga le comprenait, il savait en quoi avait consisté la télé réalité et en lire une critique qui semblait assez répandue à cette époque lui confirma une nouvelle fois le voyage temporel. Il apprécia le grain du papier autant que la vie qui s’organisait autour du kiosque. Les gens défilaient dans un tintement de pièces de monnaie bien réelles qui s’échangeaient. Le maître des lieux était un homme enfermé dans une petite cabane et complètement submergé de couvertures et de unes, de photos de voitures, de mots fléchés et de femmes nues. En vente libre ! Puis le choc soudain, se rendre compte que ce n’est même pas la première chose lue : la date. C’est ce qu’il aurait dû lire en premier ! 19 avril 2000. Grichka l’avait trompé et envoyé dans la mauvaise époque. Où était-il ? Il était censé faire le même voyage. Inutile de le chercher, Serpoga avait bien compris que c’était inutile. Il se rappelait de ses paroles menaçantes s’il repointait son nez. Il le surveillaient. Il se résigna, il n’y avait rien à faire. Le changement le gagna et il apprécia rapidement le charme des années 2000. Jamais il n’avait vu les rues autant remplies. A quoi ressemblait son quartier "André Serrail –20" ? Sûrement des champs. Peut-être déjà la lointaine banlieue.

Encore dans ses pensées, il fut attiré par le vacarme que faisaient trois hommes en noir en sortant du même immeuble de la rue Mouffetard dans lequel il s’était réveillé quelques minutes plus tôt. Ils descendirent la rue, visiblement à la recherche de quelqu’un. C’étaient trois molosses qui n’avaient pas l’air commodes. Effrayé, il partit sans réfléchir, avant même d’être repéré, et en courant. C’était certainement une idée pas si mauvaise. Au moins il avait de l’avance. Haletant il s’engouffra dans la première station de métro venue, qui surgit à peine il avait commencé sa course folle. Ses poursuivants ne l’avaient peut-être même pas vu, encore quelques secondes de gagnées. D’instinct il passa derrière une cliente, sans payer le billet bien entendu, ce qui lui fit craindre de nouveaux poursuivants. Peut-être y allait-il avoir de la confusion ? Il marcha jusqu’au fond du quai sans que personne ne vint le déranger. Heureusement la rame vint vite, cela sentait le joli coup. Il prit place, quelques strapontins étaient vides. Chaque seconde qui prenait le temps de s’écouler doucement et voluptueusement jusqu’à la fermeture automatique des portes lui semblait une éternité. De ses oreilles il scrutait le moindre pas dans la station. Puis des cris : « Par ici ! Par là ! ». Ils débarquèrent sur le quai opposé au moment où retentissait le long bip sonore de fermeture des portes. Les types scrutèrent la rame de Serpoga. Figé, il força son regard à se perdre dans le loin jusqu’à entendre : « Eh, c’est lui, là ! ».

La rame partait. C’était la ligne 7, il se rappela la station en regardant les noms. Monge. Il y avait une correspondance à la station suivante. Il brouillerait les pistes. Destination Boulogne sur la ligne 10. Rester dans le métro revenait à rester là où le croiraient ces hommes. Sortir c’était ne pas mettre assez de distance entre eux. Après une dizaine de minutes crispé à chaque station, à s’attendre à voir débarquer d’autres hommes en cuir noir, ou à ce que la rame ne reparte pas, il sortit. Mabillon. Il erra sur le boulevard Saint Germain, tranquille dans ce quartier où il semblait protégé. Visiblement ses poursuivant n’avaient pas tellement de moyens. En 2064 Serpoga n’aurait pas fait dix mètres. Vu l’agitation des quelques voitures de police qui passaient, son affaire ne les concernait pas. Rue de Rennes, il observa la tour Montparnasse au loin. Il était bien.

Ce qui le surprenait le plus c’était le plaisir que semblaient prendre les gens à se promener, c’était ce qui différenciait le plus les deux époques. Une société cosmopolite, certes au sens de la couleur de peau ou de la nationalité, mais aussi au sens des habits, des modes de vie, de la coupe de cheveux, de tout ce qui se rapportait à la vie quotidienne. Ce petit monde marchait dans la rue, dans toutes sortes de directions, à toutes sortes d’allures, en toute configuration. Ici trois filles sophistiquées, leur petit cul moulé dans des jeans serrés, les bras chargés de sacs, des éclats de voix futiles et volatiles. Là une bande de jeunes plus sauvages, des intonations animalières, des joggings et des chaussures rutilantes. Un jeune premier en costume filait sur son vélo, sa mallette sur le porte-bagages. Une agitation surprenante et des plus désorganisées.

- Bonjour jeune homme, vous n’auriez pas une petite pièce s’il vous plaît ?
- Euh non… A vrai dire je cherche à gagner de l’argent moi aussi.

Etonné, Serpoga avait observé le mendiant. Ce n’était pas un clochard tel qu’il les connaissait, mais plutôt un jeune homme rebelle, habillé plus salement que les passants, mais presque normal. Aussitôt il s’était dit que, peut-être, ce type-là pourrait l’aider. S’il fallait mendier pour commencer, pourquoi pas.

- T’es bien trop sapé pour être en lère-ga, toi.
- Quoi ?
- T’as pas l’air d’avoir besoin d’argent, mec, c’est tout.

Serpoga inventa une histoire, ou plutôt il omit certains détails. Il raconta qu’il s’était réveillé dans un appartement inconnu et qu’il ne se rappelait de rien. Aucun papier – il ne voulait pas montrer ses documents du futur – aucun souvenir. Il avait besoin d’argent.

- Si tu veux faire la manche il va falloir que t’aies l’air plus crédible. Tiens, passe-moi ton t-shirt.
- Merci, je peux faire la manche avec toi ?
- Non, tu vas un peu plus loin, ça marchera mieux. Essaie de ne pas agresser les gens, mais sois quand même insistant, sinon t’auras rien.
- Comment tu t’appelles ? Moi c’est Adrien.
- José. Allez bouge. Je viens te voir dans deux heures.

Et voilà Serpoga en train de mendier boulevard Saint-Germain, entre les plus friqués de Paris et les plus connus, entre les bobo et les touristes. Immédiatement il fit preuve d’une remarquable technique, il eût l’idée d’exploiter les touristes en quémandant alternativement en anglais et en français. Il avait du succès auprès des japonaises, leur faisait un immense sourire. Faire la manche un jour est une partie de plaisir. Deux heures après José se pointa. Serpoga avait amassé près de dix-sept euros, ce qui étonna José. Ne sachant pas vraiment qu’en faire ni ou aller, il accompagna José qui passa chercher deux de ses amis mendiants et une fille, qu’il me présenta comme sa copine. Adrien renouvela son histoire, tous n’étaient pas aussi sympathiques que José. On le percevait comme le petit bourge venu s’encanailler avec les marginaux. Les euros qu’il rapportait leur rendit le sourire. Tous à Franprix !

Serpoga Z (7)


7. Teuf Dix-Neuf

Serpoga fut harcelé de questions par Barb, la copine de José. D’où tu viens ? Qu’est-ce que tu faisais avant ? Mais tu te rappelles bien ta langue ? Pourquoi pas le reste ? Serpoga misait sur son amnésie dès qu’une question le dérangeait. Barb était coriace, mais derrière toutes ces questions, perçait une certaine sympathie. Dans les rayons de Franprix, ils avaient opté pour quelques bouteilles de vin, des chips et des gâteaux. Le Serpoga de 2064 avait retenu ses conseils diététiques pour se limiter à des acquiescements ou des grognements qui semblaient être un mode de communication assez répandu dans la petite bande. Il avait imposé son avis sur quelques articles car après tout il était un contributeur majeur de la petite somme qu’ils avaient amassée. Il avait été séduit par un chinois, une sorte de gâteau à base de brioche et de crème fraîche. Les questions de Barb continuèrent dans la rue, et Serpoga décida d’inverser la tendance. Quelle était son histoire personnelle ? D’où venait-elle ? Pourquoi était-elle maintenant dans la rue ? Comme il avait du tact, il commença par la traiter comme une personne tout à fait normale pour obtenir ces renseignement, en lui faisait parler de José.

Barb avait croisé José dans la rue l’été précédent, alors qu’il faisait la manche. Il avait eu le culot de la draguer, s’était montré doux et lui avait offert une vie différente, ça avait marché. Ce style de vie fascinait Barb depuis quelques temps déjà, et elle avait laissé tomber un boulot de serveuse exténuant, mal payé et parfois même humiliant dans un fast-food. Elle affirmait que José avait déclenché quelque chose chez elle. Lui était depuis plus longtemps qu’elle dans la rue, c’était un choix de vie qui remontait à plusieurs années, alors qu’il était en mauvaise situation financière et qu’il enchaînait les petits boulots sans les supporter. Il avait découvert la vie marginale comme tous pratiquement, en été, en commençant progressivement à passer des soirées dans des squats, à picoler et à se shooter avec d’autres. Ils avaient une vie assez conviviale, cela l’avait séduit. José raconta à Serpoga que les groupes se formaient aussi vite qu’ils éclataient. Dans la rue on se retrouvait vite seul, et certains étaient prêts à tout pour leur intérêt personnel. Barb s’était endurcie, ils se serraient maintenant les coudes à quatre, avec Bob et Toff, les deux autres acolytes du groupe auxquels Serpoga avait moins osé parler.

Ils prirent le métro pour se rendre dans le dix-neuvième arrondissement, près du Parc des Buttes Chaumont. Le lieu était une ancienne fabrique de chaussures désaffectée depuis plusieurs dizaines d’années, et qui avait été alternativement squatté par des hippies, des clochards, et autres marginaux habillés en kaki des années 2000. Dans la rue on entendait le bruit des occupants des lieux, on sentait des odeurs de grillades et de la musique, José raconta que ces lieux prenait une tournure festive en été : le climat favorable permettait une vie sans trop de problèmes dans ces conditions, si l’on était pas trop regardant sur l’hygiène. En hiver par contre, les la vie était beaucoup plus difficile, beaucoup essayaient de partir ou se retrouvaient dans des foyers. Il fit aussi allusion à une population uniquement estivale, des jeunes qui arrêtaient de travailler pour passer l’été dans des squats. C’était une source de revenus non négligeable pour les groupes, car ces jeunes-là venaient en général avec un peu d’argent, avaient des plans pour ramener des choses comme des meubles ou de la nourriture. La vieille usine ressemblait à un gigantesque appartement peu meublé et beaucoup habité.

José présenta Serpoga à ceux qui en avaient quelque chose à foutre, c’est-à-dire pas grand monde, on se racontait les évènements de la journée, les exploits de certains, la garde-à-vue d’autres. Comme il faisait beau, beaucoup avaient pris place dans une sorte de vieille cour sur laquelle donnait un immeuble plein d’africains. Ces derniers préparaient beaucoup de nourriture sur une sorte de gigantesque barbecue, que les jeunes alimentaient en saucisses. Et ainsi la nourriture circulait vers le reste de la communauté. Après une journée dehors, le petit groupe de Serpoga et José prit place à l’intérieur, dans un ancien atelier qui semblait être leurs pénates habituelles. José roulait un joint, qu’il qualifiait de « bien mérité » après cette journée de manche. Lui et Barb discutaient avec d’autres de l’efficacité du sixième arrondissement. C’était bon niveau touristes, et les flics étaient moins chiants que dans certains endroits lus stratégiques voire militarisés comme les Champs Elysées. Comme ailleurs, les parisiens ne donnaient pas beaucoup, et José loua l’efficacité de Serpoga qui avait « manché » en anglais. « Il faudrait qu’on se mette à l’anglais, les gars, quelqu’un est allé à l’école, ici ? » Pendant ce temps, Serpoga avait entrepris de parler avec Bob et Toff, autour d’une bonne bouteille de rouge. Ces deux-là avaient une histoire tout à fait identique aux autres, mais Serpoga s’en sentait moins proche, ils étaient vraiment spéciaux et physiquement ravagés. José lui passa le joint, soulevant une cacophonie de protestation chez les autres.

- Eh, c’est peut-être grâce à lui qu’on attrapera le prochain morceau de teuch, tiens, comment tu t’appelles déjà ?
- Adrien.
- Wah, le vieux nom, laisse tomber. Trouve-toi un pseudo !
- Serpoga, ça va ? demanda-t-il en tirant une bouffée imitant les gestes de José. Il n’avait jamais vu de cigarette de sa vie. Il reçut comme un petit coup de poing dans les poumons et encaissa.
- C’est bien ça, ok. Alors apprécie, Serpoga.
- Merci José !

Devant les regards insistants des autres, il décida de passer le joint, dont les quelques bouffées avalées lui tournaient déjà la tête. Mais à qui ? Il eût alors une idée. « Quel jour sommes-nous ? ». Barb fut la plus rapide et hérita du calumet.

Au fil de la soirée ils migrèrent vers le toit de l’usine, pour y accéder il fallait grimper une échelle branlante, beaucoup la montaient le soir et la redescendaient le matin quand ils étaient en état. On pouvait y admirer une vue splendide de Paris car non seulement le bâtiment était haut mais en plus il se trouvait sur une petite colline. « Des riches payent des sommes incroyables pour avoir un balcon de la taille d’une caravane et nous on a presque un terrain de foot ». L’échelle filtrait la motivation des squatteurs, le toit n’était accessible qu’à ceux qui tenaient fermement sur leur deux jambes. Malgré ça il y avait eu quelques chutes. Serpoga lui-même déjà passablement gris, avait été raillé par ses collègues « tu passeras la nuit là-haut ! » Il faisait encore froid en Avril. Il but encore beaucoup, fuma un peu à droite et gauche, et avala même quelques pilules qu’allèrent lui chercher Toff et Bob. La nuit avait tombé sur l’Ouest parisien. Puis il se posa seul face au Sacré-Cœur, une bouteille de rosé à la main.