Serpoga Z (1)


1. 2064 style

Adrien Serpoga laissait vagabonder son esprit dans le métro qui filait à grande vitesse vers son lotissement de la banlieue parisienne. Lire dans le métro était devenu difficile tellement les passagers étaient serrés dans la rame. Ses contemporains se laissaient en grande majorité bercer par de la musique déversée par les écouteurs des baladeurs, ou par l’un des programmes diffusés par la radio. Les informations du monde entier étaient synthétisées en fonction des centres d’intérêt de chacun des abonnés à la radio nationale. On ne pouvait pas tellement observer les gens et leur imaginer une existence, un travail ou des passe-temps. Les étudiants avaient les mêmes horaires que les travailleurs. Il n’y avait pas de touristes, les circuits touristiques n’étaient pas les mêmes que ceux des actifs. Dans cette rame, tous rentraient de leur activité. Ils se précipitaient chez eux pour manger, se livrer à leurs séances de divertissement et dormir. Il était impossible de deviner les divertissements de chacun, car une séance de divertissement était purement psychologique, programmée par l’organisme fournisseur de divertissement et uniquement individuelle et cantonnée au domicile. Cela ne signifiait pas solitaire, mais en réseau. Certains jouaient aux échecs, d’autres à des jeux de rôles hyperréalistes, beaucoup se calaient devant l’un des divertissements nationaux suggérés, que l’on appelait avant la télévision, mais qui avait acquis un côté interactif que n’avait pas son ancêtre autrefois appelé le « petit écran ».

Il habitait à une centaine de kilomètres du laboratoire universitaire dans lequel il passait ses journées à préparer sa thèse. La distance était couverte en une vingtaine de minutes lorsqu’il attrapait un train qui ne s’arrêtait qu’à quelques stations, et le laissait au vingtième étage sous Terre. A l’heure de pointe, un millier de personnes envahissait le quai « André Serrail –20 ». Il pouvait alors regagner son petit studio sans voir la lumière du jour en empruntant un dédale d’ascenseurs et de couloirs souterrains. Le horde d’actifs se scindait en groupes qui partaient dans des dizaines de directions différentes. Souvent il préférait faire un détour par le vaste parc qui trônait au milieu des habitations « André Serrail » et lire à l’air libre, à l’ombre de l’un des grands arbres. Il savourait volontairement ce moment de nature pour casser un rythme bétonné qui ne lui plaisait pas. Ceux qui comme lui s’accordaient ce genre de pauses étaient peu nombreux, des privilégiés qui échappaient au rythme effréné de la vie parisienne en 2064. Des alternatifs qui se faisaient violence, refusaient ce rythme imposé pour s’accorder ce moment de liberté. Cependant, ce n’était qu’un divertissement de plus, effectivement assez original.

Il avait autrefois des amis dans le parc, mais ils se comptaient sur les doigts d’une main. Peu à peu ils étaient partis, et Serpoga regrettait leurs discussions éclairées, intelligentes et critiques sur une société bien endormie. Il leur était arrivé de rester jusqu’à la nuit dans le parc, mais ne finissaient jamais chez l’un ou chez l’autre. Les logements étaient si exigus et tellement similaires qu’il n’y avait aucun intérêt à rendre visite à quelqu’un. La soirée se passait seul. Serpoga n’avait pas le courage d’aborder quelqu’un, de faire un pas vers son prochain pour partager quelque chose avec lui. Une idée, un jeu, un bout de chemin, ceci était difficile à faire. Cela pourrait être mal pris. Ce soir-là il fila directement vers son meublé par un ascenseur rapide jusqu’au dix-septième étage, l’envie de traîner s’amenuisait. Ses travaux au laboratoire de Traitement du Signal lui pompaient beaucoup d’énergie : il fallait le soir programmer des simulations qui tourneraient toute la nuit et dont il récupèrerait les résultats le lendemain. Il effectuait de complexes réglages avant d’enfin s’engouffrer dans le métro pour une soirée de détente. Evidemment c’était tous les jours la même chose qui se répétait.

Le citadin moyen filait en effet rapidement chez lui pour s’abandonner au divertissement, ou se connecter sur l’un des innombrables forums de rencontre en ligne. C’est ce que tous faisaient à leur manière dans leur meublé. Serpoga, lui, voyageait dans la fin du XXème siècle, comme d’autres franchissaient les mers ou baisaient toute la nuit. Virtuellement. Les forums de rencontre l’avaient déçu, il ne trouvait pas la femme de sa vie. Il lui suffisait de s’installer confortablement dans une sorte de lit nommé Centre de Divertissement, et de charger le programme correspondant. Serpoga possédait les meilleurs simulateurs dans années 1960 et 1970, auxquels il consacrait une bonne part de ses économies. Ces programmes faisaient partie d’une gamme marginale, voire honteuse. On ne racontait pas à ses collègues que son divertissement était de participer aux pires partouzes, d’effectuer des missions terroristes, ou de voyager dans ces années tendancieuses et permissives. Il fallait avoir ses réseaux pour se procurer ce genre de programmes. Mais Adrien Serpoga était calé en informatique, d’ailleurs sa spécialité scientifique – le traitement du signal et la fouille de données – nécessitait de solides connaissances informatiques. Ces derniers temps il vivait la vie de Brian Jones, l’un des membres fondateurs des Rolling Stones, un groupe pop rock qui avait fait partie de la révolution des mœurs à cette époque. Avant de commencer ce cycle qui durait plusieurs mois, il ne connaissait pas grand-chose à vrai dire de ce groupe. Tout juste quelques titres phares qu’il avait réussi à se procurer, et dont certaines parties étaient encore présentes remixées dans la musique contemporaine.

Ce qui était fascinant avec ces programmes de divertissement était la richesse des détails insérés par leurs concepteurs, et leur réalisme. C’est aussi la raison pour laquelle les simulations politiquement incorrectes étaient rares et chères. Le simulateur de jeu de Golf dans les Caraïbes, lui, était fourni gratuitement avec l’ordinateur ! Il avait ses propres connaissances du XXème siècle, une passion qu’il enrichissait avec les rares sources disponibles. Les bibliothèques n’étaient pas les meilleurs endroits pour trouver des informations. On y décrivait cette période comme un grand échec dans la construction d’une société stable. On y démontrait que trop de libertés individuelles supprimaient la liberté collective, donc le développement de la société et le bien-être des Hommes. Au fil des années les modes de vie s’étaient standardisés, il fallait vivre en harmonie donc de la même manière. Concernant ces années, les faits marquants étaient disponibles, et sous un éclairage particulier. Ainsi il savait que Brian Jones était un drogué hystérique, et qu’il avait terminé ses jours à 27 ans dans une piscine. Bien que repoussante, la description le fascinait. Il savait quel plaisir il avait à se plonger tous les soirs dans la vie du chanteur et principal musicien des Rolling Stones.

Pourtant au bout d’une certaine dose quotidienne préprogrammée, le Centre de Divertissement commutait de la simulation vers un état de sommeil régulé duquel il ne sortirait que le lendemain pour aller travailler, avec seulement souvenir partiel de ces aventures sensorielles. Le Centre de Divertissement façonnait la mémoire de son utilisateur, et faisait une sorte de résumé des évènements, en omettant les détails. C’était une obligation des concepteurs pour maîtriser les programmes les plus trash qui pouvaient circuler, il fallait aussi que la vie de divertissement n’interfère pas trop avec la vie réelle. Pas plus qu’un rêve. Le matin il ressentait une sorte de lassitude commune à bien des Hommes lorsque vient l’heure de se lever. Sortir de ses rêves a toujours été une épreuve bien difficile pour les Hommes.