Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (1)



1. Trafic

Renault conduisait le Renault Trafic que la bande de jeunes avait acheté en rassemblant leurs économies un mois auparavant. L’utilitaire avait un bonne quinzaine d’années et un kilométrage inavouable, mais avalait encore courageusement les heures de route qu’ils lui faisaient subir. Eux, c’étaient des étudiants nantais, mais en fin de cursus. La moyenne d’âge atteignait vingt-cinq ans, et quelques uns devraient bientôt se préoccuper de trouver un emploi. C’étaient de vieux étudiants rassemblés à cinq dans une camionnette pour une expédition très particulière en Grèce. Bercée par les vibrations du diesel et du macadam, Mirea, la seule fille du groupe, dormait à poings fermés sur le grand siège passager, à côté de Nany, un garçon qui ne prenait pas beaucoup de place sur le siège mais se rattrapait dans les conversations. Le bavard du groupe n’était pas du genre dormeur hors de ses quartiers habituels, et il tenait compagnie à Renault en relançant sans arrêt la discussion dont on ne saurait dire précisément si elle concernait les femmes, les voitures ou la politique française. Juste derrière ces trois-là, posé sur une banquette grinçante, Oneill préparait pour la prochaine pause un joint soigné et alimentait lui aussi la discussion, y allant de ses anecdotes. Ils venaient de quitter Skopje en Macédoine au lever du soleil, et il leur restait une bonne journée de route avant d’atteindre la Grèce et plus particulièrement les abords du mont Parnasse.

Le chef de la bande, cinquième occupant de l’utilitaire, initiateur du projet et coordinateur des forces, s’appelait Adrien Serpoga, il étudiait les lettres, et quelques langues mortes. Il possédait un énorme livre rédigé en grec ancien, vieux de plusieurs centaines d’années selon lui, et qui décrivait tout bonnement comment accéder à plusieurs kilos d’or au fin fond d’une grotte. Le grimoire les menait au pied du mont Parnasse, en Grèce à un peu plus d’une centaine de kilomètres d’Athènes. Le vieux livre était soigneusement entreposé à l’arrière du Trafic, avec les quelques affaires de bivouac qu’ils avaient préparées pour leur expédition, et Adrien Serpoga s’était endormi là-dedans, après avoir conduit plus de quatre heures pendant la nuit.

Leur dernière étape avait été Francfort, où Mirea connaissait une amie qui les avait accueillis pour la nuit. Depuis, ils s’étaient relayés au volant et aux places confortables de la camionnette pour parcourir près de deux mille kilomètres. Ils étaient coutumiers depuis les vingt-quatre dernières heures des aires de repos pour se dégourdir les jambes, se soulager, faire une indienne et repartir après quelques parties endiablées d’un de leurs jeux de société. Le réchaud à gaz et la cafetière italienne fonctionnaient à plein régime lors de ces pauses qui s’apparentaient à des soirées comme ils en faisaient en France, sauf que cette fois-là une aire d’autoroute allemande, puis autrichienne, croate, serbe et enfin macédonienne leur avaient servi de salon. A Skopje, Oneill avait proposé une partie de poker et ils n’avaient rien trouvé de mieux que de miser pour désigner le conducteur suivant. Serpoga avait perdu mais venait de parcourir les trois cent derniers kilomètres alors Renault avait pris le volant. Vingt quatre heures les avaient fait traverser l’Union Européenne de part en part, comme un éclair zèbre la nuit.


***


Tous s’étaient plus ou moins connus à l’université, Oneill et Renault dans une école d’ingénieurs qu’ils venaient d’achever, Nany et Mirea en faculté de droit, et Serpoga participant à leur soirées. Puis Serpoga s’était pointé un jour avec ce livre et cette idée un peu folle d’aller chercher un trésor en Grèce. Seul, il n’aurait pu entreprendre cette quête, alors tel un recruteur il avait trouvé parmi ses amis ceux qui seraient assez fous pour dire oui et assez utiles pour surmonter les embûches qui jalonneraient à coup sûr leur parcours. Son grimoire, dont la traduction en français était presque terminée, relatait en effet certains pièges dans le chemin qu’ils devraient suivre, et s’en faisait le guide. Voilà pourquoi Serpoga traduisait depuis plusieurs mois le livre, pour que tous puissent accéder aux précieuses informations.

L’objet était crédible pour un grimoire, sa couverture était en cuir épais et durci par le temps, et les pages jaunies avaient gonflé et conféré au livre un volume excessif. Serpoga utilisait une sangle de sac à dos pour le maintenir fermé, et avait photocopié sa dernière version française en série limitée. Il leur rappela à nouveau à la pause suivante, en Grèce, qu’il ne fallait pas en parler et dissimuler les exemplaires photocopiés pour ne pas que les précieuses pages tombent entre d’autres mains. Il avait lui-même camouflé le grimoire dans le coffre du Trafic dans une grande couverture.

L’étape se déroulait à Vólos en Thessalie, où ils prirent le temps de sortir de l’autoroute et d’accéder à une petite crique pour pique-niquer au bord de la mer Égée. Adrien Serpoga leur raconta l’histoire d’ Égée, roi d’Athènes, qui s’était jeté dans la mer du haut d’un rocher en croyant que son fils Thésée, parti affronter le Minotaure, en était mort. Mais Thésée devait à l’amour sa survie, sa nouvelle conquête lui ayant remis une pelote de laine grâce à laquelle il parvint à sortir du labyrinthe conçu par Dédale. Thésée avait tué le monstre à tête de taureau pendant qu’il dormait !

Il faisait un temps magnifique pour un mois de septembre en Grèce, le soleil du début d’après-midi chauffait le sable et ils trempèrent même leurs pieds dans le tombeau d’ Égée avant de se préparer une marmite de spaghettis bolognaise, qu’ils firent suivre d’une tournée de cafés. Mirea réquisitionna ensuite le réchaud pour remplir son thermos de tisane que tous apprécieraient une fois le Trafic reparti sur les routes. Serpoga termina le joint de Oneill pour clore son histoire et proposa de rester sur cette plage bien agréable avant de rejoindre l’auberge de jeunesse de Lamia, au pied du massif du mont Parnasse qui n’était qu’à deux heures de route. Une bonne nuit de sommeil et ils rejoindraient dès le lendemain un sentier de randonnée indiqué par le manuscrit, et commenceraient quelques jours de bivouac. La suite n’était que théorie.

- On va acheter une carte détaillée du massif montagneux à Lamia, déclara Renault, comme ça on pourra comparer avec celle que tu as dans ton bouquin.
- Il ne faut pas rater l’entrée de la grotte, ajouta Oneill.
- Ne vous inquiétez pas, ma carte est hyper détaillée, on ne peut pas se tromper, affirma Serpoga.
- Tu ne peux nous en dire plus sur les énigmes ? demanda Nany, que les énigmes intriguaient depuis le début du voyage.
- Ecoute, on verra en temps voulu, parce que là pour l’instant ce que je lis ne signifie rien. Regarde plutôt : « A l’endroit où capitule Eole, on doit au capitole sa mule ».
- J’y ai réfléchi cette nuit à cette drôle de phrase, et je pense qu’après l’entrée de la grotte il doit y avoir un endroit où nous serons bloqués. Sinon le vent passerait, et le vent c’est Eole.
- Bien joué, avoua Oneill. Et si l’on doit au capitole sa mule, il faudra sûrement donner à quelqu’un une mule. Faudrait prévoir ça.

Les quatre étudiants étaient hilares mais Serpoga ne trouvait pas cela drôle. Il se demandait vraiment si ils ne risquaient pas de tomber dans un trou et de périr dans ce trou comme des rats, ou de tomber d’une falaise, sur un pont de lianes fragiles. On eût pu qualifier Serpoga de petite nature, mais sous l’écrasant soleil grec, il fit un bad trip purement spirituel où il se voyait mourir de toutes les façons desquelles Indiana Jones avait réchappé. Son cœur battait la chamade alors qu’il était poursuivi par des turcs, et il transpirait imaginant une énorme boule le poursuivre. Finalement il alla vomir sous un palmier, et fit une sieste à l’ombre.

Mirea s’était couverte d’un chapeau et proposa un jeu à base de cartes à jouer, d’un morceau de bois et d’un caillou. Elle avait appris ce jeu avec Renault chez une alsacienne et un ingénieur lorsqu’ils habitaient quelques années plus tôt à Strasbourg et ne cessaient d’y jouer avec leurs amis. Chacun avait un tas de cartes et les règles commandaient aux joueurs de s’emparer du morceau de bois ou du caillou s’ils avaient la même figure ou la même couleur qu’un autre joueur. Ce jeu basé sur l’observation et les réflexes les faisaient à coup sûr passer un moment d’excitation intense et ils en étaient drogués.