Une nuit avec Serpoga (2)



2. Un demi-rêve à demi réalisé



Le reste n’était que conjectures, hypothèses, divagations. Pour Serpoga, l’ordinateur tournait la nuit. Dissimulé sous la grosse boîte en carton, il était difficile d’accès, et il imaginait mal un employé du magasin démonter l’édifice simplement pour aller éteindre la machine pour la nuit. Redémarrer une chose pareille ne devait pas non plus être totalement évident et source d’erreurs, en tout cas pour un employé lambda qui ne connaissait pas le logiciel. Serpoga était persuadé que la machine fonctionnait la nuit comme le jour. Le seul gros problème pour le terroriste en herbe était qu’à un moment ou à un autre un mot de passe devait protéger le système. Sans être une matière au programme des cours de Serpoga, forcer une telle barrière n’était pas insurmontable, mais ne s’improvisait pas non plus. Il fallait aller se rendre compte sur place. Le soir même il avança son réveil de deux heures, ce qui rendait sérieusement bizarre son heure de départ. Mais les télescopes faisaient un enregistrement critique et il lui fallait être là-bas à six heures, il serait donc à Carrefour Rambouillet à l’heure parfaite pour faire des conneries : quatre heures du matin.

Il eut beaucoup de mal à s’endormir et gambergea une bonne partie de la soirée. L’effort pour se lever fut violent mais récompensé par une bonne forme. Chaque étape de sa préparation dura moins de temps que d’habitude. Il choisit des habits noirs. Bercé par le ronronnement de la mécanique de sa voiture fendant l’air en solitaire, il avait l’impression d’être encore dans son lit en train de rêver. Mais il tenait le volant avec la main ferme de celui qui s’est levé avant les autres. Quand il quitta la route pour s’engager dans l’allée menant au centre commercial, son rythme cardiaque accéléra. Il pila au milieu de la route en pensant aux caméras de surveillance. Heureusement il avait du papier et du scotch, et dissimula comme il le put ses plaques d’immatriculation, au cas où. Il ne pensa plus aux caméras et se gara dans l’ombre des lumières du parking, derrière le magasin, près des poubelles. Sa veste comportait une capuche qu’il rabattit sur sa tête.

Il commença par faire nonchalamment le tour du magasin, un peu comme s’il cherchait l’endroit idéal pour uriner. Quand il passa devant l’entrée principale il scruta la pénombre pour y déceler un vigile ou la traînée lumineuse d’une lampe de poche. Rien. Il essaya de faire jouer les portes coulissantes, qui ne lâchèrent rien. Il imagina un groupe de vigiles surveillant ses moindres faits et gestes depuis le poste de contrôle, les rigolards attendant le bon moment pour aller le cueillir. Aucun espoir du côté de l’entrée principale ni des quelques portes blindées qui étaient solidement verrouillées. Il avait terminé le tour du vaste bâtiment. C’était certainement par derrière, du côté des poubelles et de l’entrepôt qu’il avait ses chances. Il envisageait de construire un échafaudage sur le toit de sa voiture pour parvenir à se hisser au-dessus de la palissade qui protégeait l’entrepôt extérieur. Mais il craignait que cette cour à ciel ouvert, plus facile d’accès, ne renferme quelque autre porte blindée pour parvenir à l’intérieur du magasin.

Puis il s’approcha du quai de livraison. Une plate-forme à hauteur de remorque permettait de décharger facilement les camions, et un rideau métallique fermait l’endroit. Il inspecta le rideau, dont il pensait connaître le mécanisme, ayant par le passé travaillé dans une usine de confitures. Dans son usine, Serpoga avait souvent eu à passer un rideau similaire avec des marchandises ou des ordures, et pour actionner le rideau, une ficelle pendait de chaque côté. Une impulsion enroulait le rideau, qui se déroulait ensuite automatiquement après quelques secondes. Il leva les yeux, et distingua ce qui pourrait ressembler à un crochet, inaccessible. La nuit les employés devait décrocher la corde. Il y avait aussi une serrure pour actionner le rideau sans la corde, mais évidemment Serpoga n’avait pas la clé. Il essaya de soulever le rideau à la main, sans succès. Bredouille, il tourna les talons, emportant avec lui une idée.

La nuit suivante, Serpoga fit de nouveau face au rideau. Il était encore plus tôt, et il travaillait à nouveau à l’aube. Cette fois il avait dans sa voiture un escabeau emprunté à son voisin. Sur la pointe des pieds sur la dernière marche de l’escabeau, il lui manquait encore une cinquantaine de centimètres. Il avait pris une ficelle à toutes fins utiles. Il fit une longue boucle qu’il lança en direction du crochet. Raté. Il fouetta ainsi plusieurs fois le plafond, et parvint au bout de quelques tentatives à accrocher le crochet. Une impulsion. Avec un vacarme comparé au silence environnant, le rideau s’enroula à toute vitesse sur lui-même, laissant passer la lumière extérieure dans l’entrepôt. Adrien Serpoga, dont le rythme cardiaque battait tous les records, resta figé quelques secondes, et le rideau se referma. Il attendit longtemps, mais ne perçut aucun bruit, alors la seconde fois il fit un nœud à la corde, ouvrit le rideau, dégringola de l’escabeau, et entra dans l’entrepôt. A l’intérieur un autre problème se posa, il faisait complètement noir. Il resta immobile un bon moment pour habituer yeux à l’obscurité. A tâtons il trouva la ficelle qui ouvrait le rideau de l’autre côté et l’actionna. La lumière se fit à nouveau dans l’entrepôt. Il parvient enfin à identifier un interrupteur à quelques mètres de lui. Les néons clignotèrent en grésillant de toutes leur forces, baignant les rayonnages dans une lumière blanche. Ca y est, se dit-il, il avait pénétré Carrefour Rambouillet.


***


Il attendit une minute entière, l’oreille aux aguets, et rien ne se passa. Pas de chien, pas de vigile à l’horizon. Le demi-rêve de Serpoga, à savoir se balader librement dans un supermarché et disposer de toutes les marchandises, n’était pas encore réalisé. Il s’était souvent imaginé avec des amis, complètement libres dans une grande surface, circulant dans les rayons sur un vélo, allant chercher des chocolats et des boissons, puis s’aménager un salon avec des canapés et une télévision. Le déballage le plus vaste de marchandises à leur entière disposition. Un vaste appartement avec toutes les commodités.

Ce n’était sûrement pas ce qui se passerait cette nuit là à Rambouillet. Dans l’entrepôt il parcourut les rangées de rayonnages qui couraient jusqu’au plafond haut d’une bonne dizaine de mètres. Il y avait là du matériel de jardinage, des meubles, et surtout à perte de vue des empilements de cartons de toutes sortes : chips, confitures, conserves, céréales, féculents. Le garde-manger était celui d’un ogre dont les innombrables tentacules venaient prélever une portion chaque jour. Il fut tenté d’attraper un paquet de gâteaux au passage mais d’une part son estomac était noué, d’autre part il n’avait pas envie qu’on accuse un employé innocent de s’être servi dans la réserve.

Il fit face à une première porte blindée, elle donnait sur la zone de vente. Il savait que la zone de vente pouvait être isolée de la galerie avec de gros rideaux de fer. Comme la machine en carton "un gagnant toutes les 5 minutes" se trouvait dans la galerie, cela commençait mal. La porte débouchait à côté de la boucherie. Pour le plaisir, avant de faire demi-tour et de tenter un autre chemin, Serpoga décida de faire quelques pas dans le magasin, cette vaste exposition silencieuse. La porte ne s’ouvrait pas depuis l’intérieur, il la bloqua avec un morceau de bois qui traînait.

Serpoga adorait ce sentiment de liberté et de légère transgression, d’être dans un endroit commun, connu, fréquenté, mais à une heure où il n’y avait personne. Cela lui était arrivé, mais sans effraction, dans son université, ou dans les locaux de son entreprise, tous ces lieux dont l’agitation pouvait disparaître dramatiquement aux heures tardives, et on l’on se retrouve comme chez soi. Cette nuit-là la transgression était bien réelle, dans le centre commercial. Dès ses premiers pas après la boucherie, il fut surpris de voir que les lumières étaient faiblement allumées. Tout au bout d’une allée transversale, il aperçut le rideau de fer comme il s’attendait à le trouver après les caisses. Soudain il se figea, il entendait le bruit d’un caddie qui venait dans l’allée centrale, cette grosse artère qui fend le magasin en deux parties.


***


Suivant un schéma bien établi, l’allée centrale ne concernait pas l’électronique, les produits culturels ou les outils. Parallèle à la ligne de caisses, ce large corridor – tellement large qu’il pouvait aussi contenir des bacs promotionnels – constituait un couloir privilégié de pénétration des denrées. L’allée centrale guidait le visiteur aux produits quotidiens, la nourriture, l’entretien. A l’exception des vêtements qui, inexplicablement, partageaient l’allée centrale avec les produits de type ravitaillement. L’allée centrale permettait à son visiteur d’englober tout le magasin en tournant la tête de droite à gauche. A droite. Ais-je besoin de caleçons ? A gauche. Ais-je besoin de chaussures ? Puis le lait, les œufs, et rapidement l’on quittait l’allée centrale, à prendre des raccourcis, à nous laisser guider par associations d’idées et l’on revenait inévitablement sur ses pas. Personne ne parcourt un supermarché systématiquement.

Cette nuit-là dans l’allée centrale, les pas étaient assez pressés, le bruit du chariot était une version épurée de toutes les perturbations de la cacophonie désordonnée de la journée. Roues, carrelage, fer, musique, talons, voix, annonces au micro, bruits de caisses, froissements de sacs plastiques, tout le vacarme avait laissé place à un simple concerto pour caddie, en soliste dans l’acoustique du grand hall auditeur.

Il se planqua et vit passer un homme d’une trentaine d’années l’air tout à fait normal quoiqu’un peu pressé, poussant un caddie contenant quelques courses. Stupéfait, Serpoga poursuivit son exploration dans le sens opposé, le long de la poissonnerie, vide et propre, puis de la boulangerie, vide elle aussi. Il arrivait aux vins lorsque dans une allée il vit un homme immobile qui choisissait une bouteille de lait. Serpoga avait détourné les yeux trop tard, il savait bien que l’on pouvait sentir le regard de quelqu’un se poser sur soi. L’homme, planté à côté d’un chariot, le regarda, mais ne dit rien. Même vu, Serpoga continua sa route, c’était au moins ça de fait. Pas de hé ! ni de cris, il se demandait comment ces gens étaient entrés et comment ils sortiraient. Ils entraient et sortaient probablement de la même manière, pensa-t-il, et il avait raison. Mais par-dessus tout, que faisaient-ils ici, à cette heure ?

Au bout du rayon des vins, le rideau de fer était remonté, et il vit encore passer un caddie le long des caisses. La femme, la quarantaine, ne le vit pas. Il traversa l’allée centrale après s’être assuré qu’elle était vide, et s’approcha des caisses. Il vit la même femme, genre bobo parisienne, poser ses articles sur le tapis, saluer la caissière, et récupérer ses articles après la caisse. Elles échangèrent quelques paroles, mais la cliente ne paya pas. Serpoga aurait voulu être invisible et espionner ces gens tranquillement, mais il devait faire face à un autre bruit de caddie dans l’allée centrale. Il allait être vu soit par la caissière soit par le client, il ne pouvait pas se cacher dans le rayon vins. Alors il prit l’air naturel et fit celui qui choisissait une bouteille, immobile.

Le client obliqua vers Serpoga, parcourant lui aussi les vins. Sans trop d’hésitations, il choisit une bouteille de Bordeaux non loin, passa derrière lui avec un timide "Bonjour", que Serpoga lui rendit, commençant à se sentir à l’aise. Puis l’homme mit le cap vers la caisse. Comme la femme, il passa sans payer. Bip bip faisaient les articles, mais le bip insistant vous annonçant que vous pouvez et devez récupérer votre carte bancaire, lui restait muet. Pas de pièces, pas de grésillement de la machine à remplir les chèques.


***


Alors Serpoga, trop à l’aise, se dit "pourquoi pas ?". Il s’empara d’une bonne bouteille de Bordeaux à au moins trente euros, et se dirigea d’un pas nonchalant vers la caisse. L’air naturel, il salua à voix basse, elle lui répondit. C’était une femme blonde de trente ans environ, la peau mate et les cheveux lisses ramenés, presque tirés en arrière. Elle avait les yeux bleus et sa peau était comme marquée par le soleil voire peut-être une dizaine d’années de tabac. Il nota une légère surprise dans son regard mais elle passa sa bouteille à la caisse. Bip. Puis elle lui demanda :

- Votre nom ?
- Serpoga, dit-il en même temps qu’il pensait qu’il aurait au moins pu donner un faux nom.

Serpoga sentit l’angoisse monter en lui. Elle sembla consulter une liste, et effectivement :

- Vous n’êtes pas sur la liste ?
- Euh, non, je ne me suis pas inscrit. Quel con je fais, pensa-t-il en même temps.
- Mais il faut être inscrit, comment êtes-vous venu ?
- Eh bien par-là, comme tout le monde, fit-il en désignant la direction qu’avaient prise les autres visiteurs en quittant la caisse.
- Attendez un instant s’il vous plait.
- J’étais avec des amis, mais ils sont partis je crois, ajouta-t-il en pensant que c’était une bonne idée.

La femme, qu’il surnomma dans sa tête Petra, ne répondit pas. Que faire ? Fuir ? Petra était plutôt aimable bien que surprise, et il aurait été difficile de croire qu’elle le destinait à une mort certaine quand elle expliqua avec une voix fluette la situation au téléphone à "Jean-Arnold". Serpoga essayait de voir par où étaient partis les autres clients quand elle lui dit de ne pas s’inquiéter, cela devait être une erreur. Lui savait que non, ce n’était pas une erreur, aussi vrai que Jean-Arnold n’est pas un prénom pour type fluet.