Une nuit avec Serpoga (3)



3. Paramètre-moi


Jean-Arnold était une carcasse de rugbyman bien habillée dans un pull fin couleur aubergine, et l’on sentait que le grand corps s’effaçait devant l’homme intelligent. Il avait les yeux bleus et ses cheveux roux étaient légèrement dégarnis sur le devant. Du haut de sa quarantaine d’années il appréciait la scène immobile : la lumière faible, Serpoga devant la caisse, Petra muette attendant l’autorité. Un Rembrandt contemporain aurait pu peindre la scène.

- Comment êtes-vous entré ici ? demanda Jean-Arnold

Les explications que Serpoga répéta – l’air le plus naturel possible – glissèrent sur la peau de Jean-Arnold comme l’eau du robinet sur une pèche. S’il fallait fuir, c’était en arrière, d’où il venait, par la porte qu’il avait bloquée, le rideau, puis la voiture. Certainement pas dans les bras de Jean-Arnold. Ce dernier restait silencieux, visiblement pas convaincu. Serpoga s’échauffa intérieurement, prêt à battre son record du cent mètres. Il lança à l’attention de Jean-Arnold et Petra :

- Et vous, que faites-vous ici ?

Jean-Arnold éclata de rire, ce que Serpoga perçut comme un bon signe. Petra était restée muette, le trio se regarda, trois regards interrogateurs se croisèrent, puis Jean-Arnold répéta, sereinement :

- Comment êtes-vous entré ici ?

Trèves de politesses, pensa Serpoga. La course-poursuite ne sentait pas bon, Serpoga avait découvert cette nuit-là quelque chose de pas net et il sentait que Jean-Arnold ne le laisserait pas courir raconter ça à toute la région. Le bluff pour quelques euros au poker ou autre jeu dérisoire, c’est facile, il n’y a que peu à perdre et davantage à gagner. En l’occurrence Serpoga avait l’impression d’avoir tout à perdre ce soir-là. Il ne bluffa pas, et expliqua docilement à Jean-Arnold le motif de sa présence, sa visite au Centre Commercial, ses discussions avec l’huissier et la société de services informatiques, comment il avait ouvert le rideau métallique et toute la philosophie de la mission qu’il s’était confiée ce matin-là. L’histoire eut le mérite de dérider Petra, qui souriait face à l’étrange jeune homme.

- Tu veux reprogrammer la machine à jetons, là, dans la galerie marchande ?
- Ben oui, avoua Serpoga. Je voudrais modifier les règles du jeu.
- Mais tu comptes en profiter, tout ça pour partir une semaine au soleil ?
- Non, je m’en fous moi, je voudrais juste semer un peu de confusion.
- Comment penses-tu que vont réagir les dirigeants du Centre Commercial ?
- Je n’y ai pas réfléchi, mais je ne pense pas qu’ils iront plus loin qu’un simple problème informatique.
- Tu prends de gros risques pour pas grand chose.
- Et, vous, quel genre de risques prenez-vous ?

Jean-Arnold éclata de rire une nouvelle fois, cela commençait à être agaçant.

- Alors, allez-vous m’expliquer ce que vous faites ici en pleine nuit ?
- Comment t’appelles-tu ?
- Adrien Serpoga. Et vous, vous évitez les questions.
- Je t’expliquerai, Adrien, mais on va d’abord s’occuper de la machine à jetons. Raconte-moi un peu plus en détails ton plan. C’est la première fois que tu viens ?
- Je suis venu hier pour la première fois mais je ne pouvais pas ouvrir le rideau. Pour le reste je n’ai pas plus de détails, il faut voir à quoi ça ressemble sous la boîte en carton.


***


C’est avec un Jean-Arnold amical que Serpoga se dirigea vers "un gagnant toutes les 5 minutes". Ils parvinrent à déboîter le carton délicatement pour y découvrir effectivement un ordinateur, il y avait même un écran. La session était protégée par un mot de passe.

- Voilà, c’est la partie difficile, dit Serpoga. Je ne sais pas forcer un mot de passe de session Windows, il faut que je demande à des amis. Mais ça me semble difficile, ça va demander quelques efforts, à ce que je sais.

Jean-A se pencha sur l’écran.

- La meilleure façon de marcher c’est de mettre un pied devant l’autre, dit-il mystérieusement. Utilisateur "admin", essayons… Il tapa quelques lettres dans le champ "mot de passe" et la session s’ouvrit.
- Faites-vous partie du magasin ? demanda Serpoga étonné.
- En quelque sorte, répondit le grand au pull aubergine. Voilà l’interface du logiciel. Tu sais quoi faire ?
- Voyons.

Ils faisaient en effet face à l’interface graphique du logiciel, pas grand chose de plus qu’une fenêtre qui disait que le programme fonctionnait normalement. Serpoga chercha dans les menus, les options, mais ne trouva pas ce qu’il cherchait. Le programme était vraiment rudimentaire, l’interface graphique pauvre, il fallait quelques connaissances informatiques pour comprendre comment tout ceci fonctionnait. En fouillant dans le répertoire du disque dur qui contenait le logiciel, il trouva un fichier appelé "param.txt", cela signifiait sûrement "paramètres". Rien n’était protégé en aucune manière. Apparemment on pouvait régler les paramètres en modifiant ce fichier texte. Visiblement lâché depuis quelques manipulations, Jean-Arnold s’inquiéta.

- Ne laisse pas de traces.
- Si je modifie le fichier, la seule trace sera la date et l’heure des modifications.
- Ca ne va pas, il ne devrait y avoir personne ici la nuit.
- Je propose de faire des modifications tellement minimes qu’on ne s’en apercevra pas.
- Raconte.
- Eh bien, la machine émettra juste un peu trop de bons d’achat, je ne toucherai pas aux cadeaux identifiables, le vélo, le voyage, les DVDs. Je connais le logiciel, il ne compte pas les bons d’achat, il pourrait en imprimer toute la nuit. Il faut seulement que cela n’éveille pas les soupçons.
- Tu sais, ils contrôlent tout.
- Ils contrôlent tout ?
- Tout.
- Tout ?
- Oui !
- Et votre petit manège alors ? Les articles qui disparaissent la nuit ?
- Nous effaçons toutes les traces.
- Comment choisissez-vous ceux qui viennent ici ?
- Chaque chose en son temps. Ouvre le fichier que tu veux modifier.

Serpoga montra tout à Jean-Arnold. Les différents paramètres étaient simplement écrits avec leur nom et leur valeur, séparée par le symbole ":". Un informaticien qui se respecte donne des noms compréhensibles à ses variables. Le programme était vieux et seulement huit caractères permettaient de décrire une variable. Serpoga lisait :

Nb_lot_A : 1 Nombre de lots A, le voyage ?
Nb_lot_B : 1 Nombre de lots B, le VTT ?
Nb_lot_C : 20 Nombre de lots C, les DVDs ?

Tous les autres étaient à zéro.

P_win1 : 0,005 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 1 ?
P_win2 : 0,007 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 2 ?
P_win3 : 0,01 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 3 ?
P_win4 : 0,03 Probabilité d’émission d’un bon d’achat valeur 4 ?

Tous les autres étaient également à zéro. La somme faisait 0,042, soit moins d’un jeton gagnant sur 20. Cela semblait fonctionner comme l’huissier l’avait décrit à Serpoga.

Puis il y avait une série de paramètres à zéro ou à un, ce qui laissait supposer que c’étaient des options non utilisées.

- Voilà, dit Serpoga, je propose de modifier les probabilités d’émissions de bons d’achat, disons que je les multiplie toutes par 2. La machine émettra simplement deux fois plus de bons d’achat à partir de maintenant.
- Multiplie par 1,5.
- Bon, OK, mais tu m’expliques ce que vous faites ici.
- OK.

Serpoga s’exécuta, sauvegarda le fichier, puis redémarra le programme. Tout semblait nominal, il remirent le carton en place. Le lendemain les gagnants seraient sensiblement plus nombreux, Serpoga avait introduit un peu de perturbation dans l’activité commerciale de Carrefour Rambouillet, et il en était fier. Il allait maintenant découvrir la perturbation grande échelle de Jean-Arnold.