Serpoga ou les aventures d'un Quatuor Urbain (4)


4. La zik des Muses

A Lamia, ils avaient arpenté les boutiques du centre, des échoppes souvent destinées aux touristes venus au mont Parnasse, mais aussi un marché grec avec tout ce que l’on peut trouver dans un marché grec. Serpoga ramenait un guide touristique qui se combinerait idéalement comme outil de repérage avec le choix de Renault, une carte du massif. Mirea avait été plus fantaisiste et négocié au marché des bracelets métalliques, qu’elle arborait fièrement aux poignets et faisait tinter en demandant aux autres leur avis. Oneill s’était débrouillé pour trouver un vendeur puisqu’il ramenait un gros morceau de haschich grec, qu’il brûlait d’envie d’essayer. Les commerçants locaux lui en auraient longuement vanté les mérites, et le matériel local était bon marché. Nany avait été farfouiller dans des boutiques farfelues et arborait autour du cou un sifflet, ou plutôt un appeau, dans il lequel il soufflait en faisant un son étouffé. On ne pouvait même pas faire de musique avec ça. Il leur expliqua longuement que le sifflet en question servait à éloigner certaines muses malfaisantes pour ne pas se faire emporter par elles et ne jamais revenir. Il lui avait été vendu par une vieille femme au fond d’une boutique dont il ne se souvenait plus le fond de commerce. Peut-être un antiquaire, disait-il. Tous sans exception commencèrent par se tordre de rire à s’en taper sur le ventre, puis lui posèrent des questions. Ca existe les muses ? Et malfaisantes ? Combien l’avait-il payé ? Quand faut-il l’utiliser ? Est-ce qu’il va souffler dedans toute la journée pour éloigner les buses, euh, les muses ? La nuit aussi ?

- C’est ça marrez vous, moi j’ai acheté un truc trippant, déclara-t-il.
- Et mon shit, alors, il nous fera voir plus de muses que ton sifflet va en éloigner, répondit Oneill, en ricanant.
- Dis-moi quand tu tripes sur des muses, moi je viendrais les faire fuir et tu seras dégoûté.
- Rigolez les gars mais les muses sont connues dans la mythologie pour habiter le mont Parnasse. Mais pas de muses malfaisantes à ma connaissance, affirma Serpoga.

Ils rigolèrent bien avec ce sifflet et on dira ce que l’on voudra mais aucune muse ne les a dérangé ce soir-là. Ils se reposèrent le lendemain avec un concours de grasse matinée remporté haut la main par Nany, puis firent leurs sacs. Le jour suivant, ils partaient à l’aube. La traduction était achevée, les sacs remplis de provisions, le grand départ eu lieu. Le jour où ils quittèrent l’auberge de jeunesse, les deux gallois rencontrés auparavant avaient sur eux deux jours d’avance. Ils étaient partis le lendemain de leur arrivée pour un parcours au début identique au leur. En effet les nantais devraient contourner le mont Parnasse selon le grimoire de Serpoga pour atteindre l’entrée d’une grotte. A l’heure qu’il était, Lussey et Janen devraient avoir terminé le tour complet du mont et devraient amorcer la montée vers le sommet. Ils ne savaient pas quoi penser de ces deux énergumènes pourtant en apparence sans folie aucune. Ce devait être une curiosité innocente et indépendante qui les poussait à faire ce trip. De toute façon s’il ne se passait rien ils en étaient quittes pour une bonne randonnée et un pic en prime à leur palmarès. Finalement ils avaient bien raison.

C’était donc avec une petite pensée pour les journalistes qu’ils commencèrent leur expédition. Il leur fallait théoriquement une journée de marche pour arriver à l’entrée de la grotte, mais ils avaient de quoi passer la nuit et l’âme vacancière de quelque uns rêvait d’une nuit à la belle étoile autour d’un feu. A trop rire on s’était lassé du sifflet de Nany, lui seul continuait à siffloter de temps en temps. Il fallait cependant tenir le bon rythme de Serpoga, et certains urbains fumeurs commencèrent à ralentir. Ils firent quelques petites pauses ça et là puis trouvèrent un coin paradisiaque pour déjeuner. Ils avaient le choix, les flancs du mont Parnasse étaient ombragés, et le chemin croisait plusieurs ruisseaux.

Le thermos de Mirea était déjà vide, c’était pour elle le début de l’aventure. Ils confectionnèrent des sandwichs avec ce qu’ils avaient pu trouver à Lamia, puis Renault argumenta auprès de Serpoga qui ne voulait pas les laisser fumer un joint.

- Regarde-moi ce paysage, on est tellement bien ici. Ca fait combien de temps qu’on a pas passé un moment tranquille au bord d’un ruisseau ? On n’aura qu’à faire une halte ce soir, il fait un temps magnifique.
- N’allez pas traîner en route après, vous allez être nazes.

Renault s’installa tranquillement au bord du ruisseau, les tourbillons de l’eau retentissaient dans ses oreilles et le mont Parnasse veillait sur lui, c’était le bonheur complet. Il proposa une indienne puis jouèrent inévitablement au « jeu des cartes, du morceau de bois et du caillou ». Serpoga perdait sans arrêt. Cette fois ils plantèrent le morceau de bois dans la terre, et le jeu prit une autre saveur.

***

Ah quelle expédition ! Serpoga en tête menait la marche et semblait premier de cordée, alors que Renault attendait Mirea ensuite, que Nany emboîtait le pas, laissant Oneill derrière. Il faut dire que l’ami Oneill semblait plus à ses rêveries qu’à la discussion avec Nany. Ce dernier, ne retrouvant pas le répondant du Oneill des villes, administrait le petit État qui logeait dans son imagination tout en enclenchant la vitesse supérieure.

Mais Oneill n’était pas fatigué. Il marchait d’un pas vif par rapport à ses habitudes, vif et régulier. Il se rendait compte à quel point la randonnée pouvait être belle, un air si pur emplissait ses poumons et tant de paysages se déroulaient sous ses pieds. A la fois fier et enthousiaste, il ressentait chaque nouveau pas comme un degré supérieur de bien être. Pas la moindre fatigue ne ralentissait ses mouvements, et il n’avait plus à réfléchir pour coordonner ses gestes, tout était automatisé, protégé comme dans une luxueuse berline allemande sur l’autoroute. Il enfilerait les kilomètres jusqu’au bout, et laisserait ainsi son regard se perdre au loin au flanc de cette montagne qu’ils contournaient depuis déjà plusieurs heures. Toujours à la contourner et se sentir en même temps en contact intime avec la roche, avec la montagne qui étend ses longs bras jusqu’à la vallée. Dans quelques heures ou le lendemain ils seraient de l’autre côté du mont, du côté de la mer, le golfe de Corinthe serait à une heure de marche. Comment ne pas aller là-bas passer du bon temps ?

Son esprit vagabondait et sautait de pensée en pensée, alors que son corps était laissé au sentier, Oneill flottait sur les flancs du mont Parnasse. Passer du bon temps, cette pensée s’enveloppa peu à peu de fumée très blanche au bord du chemin. Oneill avançait puis marchait dessus comme dans un nuage sans même la voir. Il ne voyait que le ciel incroyablement bleu, uniformément bleu, parfaitement bleu.. Au milieu de cette fumée blanche les arbres devenaient des palmiers. Il voyait une plage sous ce ciel uni auquel il s’abandonnait, et une mer bleu turquoise. Trois femmes étaient assises sur des transats avec de grands chapeaux, et des bikinis desquels Oneill ne pouvait se détacher. Il ne voyait plus que ces femmes qui le regardaient, l’une attentivement, l’autre malicieusement, et la troisième était capable de lui parler avec ses yeux. C’étaient les yeux qu’il avait toujours voulu voir posés sur lui, et la voix de cette femme résonnait dans sa tête en même temps qu’une musique très étouffée. Elle avait un maillot de bain jaune, très simple, mais qui lui allait comme à une déesse. Le corps d’Oneill n’était pas dans le climat d’altitude de la montagne grecque, à mesure qu’il avançait vers ces femmes au corps parfait. Cette brune aux cheveux longs et très légèrement bouclés lui chuchotait des mots qu’il ne comprenait pas. Cet air de musique pouvait lui faire ressentir un bien-être rare, elle était parfaitement adaptée. Il se sentait poussé et porté vers ces trois créatures à l’air accueillant de bienfaitrices. A mesure que cet environnement s’ouvrait à lui, il reconnut des notes de guitare, détachées et lointaines, puis un air langoureux, qui lui caressait le dos comme pour le faire avancer plus vite. La guitare était plaintive, et parfois un homme à la voix éraillée beuglait quelques paroles lointaines. Pour lui c’était comme une musique qui lui présentait la situation : l’ensemble portait la marque de l’inéluctable, de la pente savonneuse, mais surtout de l’aboutissement d’une souffrance. La fin d’une longue attente, douloureuse. Il lui semblait reconnaître Jimi Hendrix. Peut-être voyait-il aussi dépasser le manche de sa guitare. Oneill n’était sûrement pas sur les flancs du mont Parnasse, il s’allongeait plutôt dans les transats en prenant tout ce que cet univers lui apportait.