5. L’aide du demi-dieu
Ils mirent plusieurs minutes à s’apercevoir de la disparition d’Oneill, et ils eurent beau revenir sur leurs pas, crier à s’en froisser les cordes vocales et fouiller plusieurs buissons, on ne sait jamais, impossible de mettre la main sur leur ami. Alors ils firent un bilan. Retourner à Lamia ou continuer ? Les deux solutions n’étaient pas envisageables, parce que la nuit tomberait dans quelques heures, et qu’ils ne voulaient pas abandonner Oneill. Il s’était sûrement perdu, puisqu’on n’avait rien retrouvé de lui. Pas de ravin, pas de torrent, pas de prédateurs à l’horizon, Oneill aurait été bien inspiré pour trouver la mort dans ce petit coin de paradis. Etourdi, ce sacré bonhomme avait bifurqué et mettait un peu de temps à se rendre compte de son erreur. La décision finale s’imposait à tous : ils passeraient la nuit ici, dans une petite clairière, et allumeraient un feu histoire de guider Oneill, et de griller quelques saucisses.
Ils eurent ainsi tout le temps d’amasser du bois, et l’ambiance attendue par quelques membres du groupe arrivait enfin. Cependant le cœur n’y était pas, le retour d’Oneill se faisait attendre et ils ne purent passer une bonne soirée. Personne ne parlait plus au bout d’un moment, après que toutes les théories aient été échafaudées. Renault passait une énième fois en revue toutes les possibilités, il lui fallait une explication. S’il ne réapparaissait pas cette nuit, ils retourneraient à Lamia pour déclencher des recherches. Lui aussi à la recherche d’explications, Nany évoqua les muses. Tous connaissaient la légende du chant des sirènes, mais Serpoga leur affirma que les muses n’avaient rien à voir avec ça. Les muses inspiraient les poètes, musiciens, écrivains depuis des siècles, avaient habité le mont Parnasse dans la mythologie, mais n’emportaient pas les touristes. Nany affirma pourtant avoir clairement compris à Lamia que son sifflet servait à éloigner les muses malfaisantes. Il commença d’ailleurs à faire le tour de la clairière en donnant du sifflet à tous azimuts pour leur faire relâcher Oneill. En reprenant son souffle il disait :
- J’ai arrêté de siffler cet après-midi, ce qui leur a permis de s’emparer d’Oneill.
- Mais pourquoi Oneill ? demandait Mirea.
- Peut-être parce qu’il marchait en dernier.
- Et qu’il serait vulnérable aux muses, parce que rêveur, continua Renault, qui commençait à trouvait le surnaturel intéressant.
Nany s’époumonait de plus en plus sur son sifflet quand un bruit derrière les arbres les fit tous sursauter. Un petit bonhomme habillé en lutin – chaussures en toile, collants, bonnet et besace – venait de faire irruption dans la clairière et arrivait près du feu en zyeutant les randonneurs. Il avait tout d’une personne normale avec ses cheveux courts, et ses lunettes, mis à part ses habits. Et quelle ne fut pas la surprise du groupe de nantais de le voir s’adresser à eux en français :
- Je discutais avec Dédale d’idées de demi-dieux, lorsque d’hideux drôles d’Indiana décidèrent de me déranger, clama-t-il d’une voix nasillarde.
Soufflés, les quatre nantais ne surent que répondre. D’abord ils étaient surpris, mais n’avaient pas peur. Ce bonhomme inspirait tout sauf la crainte, il souriait et passait en revue les quatre visages, d’un air amical. Finalement il dit encore :
- Dites, déclarez, déclamez donc, je daigne débarquer pour aider, donc desserrez les dents.
- Heu, bonjour, qui êtes-vous ? s’enhardit Serpoga.
- Un demi-dieu dit « mandaté par Zeus » pour débloquer, décoincer, débugger, diantre ! Vous m’avez demandé ? dit-il en pointant son doigt vers Nany.
- Avec ce sifflet, je vous ai appelé, c’est donc ça ? comprit ce dernier, hagard.
La discussion s’engagea donc avec le lutin, qui ne demandait qu’à prendre place autour du feu et déguster quelques saucisses. Il répondait au nom de Nicleu, et leur expliqua qu’effectivement le sifflet était un moyen d’appeler un demi-dieu pour lui demander de l’aide. Peu de sifflets de la sorte circulaient, et cela faisait d’ailleurs longtemps qu’il n’avait pas aidé de promeneurs. Ca le décrasserait, telles furent ses paroles. Il expliqua aussi qu’il fut un temps où les demi-dieux étaient sans arrêt en train de régler les problèmes des Hommes, et qu’ils avaient du prendre des mesures pour contenir les demandes. Maintenant il fallait siffler fort pour bouger un demi-dieu. Bref, lui était là, et très amical.
- Mais dis-moi, Nicleu, c’est quoi exactement un demi-dieu ? demanda Renault.
- Un demi-dieu est un dieu daignant des fois descendre de son piédestal pour accéder au domaine des idiots. Devenir un de vous pour une durée indéterminée.
- Tu vas nous aider ? demanda à son tour Mirea.
- Vous dépanner, d’abord. Davantage si vous donnez le code.
- Le code ?
- Disons qu’une déclaration, comme un code, déclenchera le déblocage et je deviendrai votre guide. Comme un document administratif.
Ils expliquèrent qu’ils n’avaient pas de code, et cela était bien dommage car il connaissait la région et pourrait leur éviter bien des embûches. Quand il eut pris connaissance de leurs projets – ils jouèrent l’honnêteté – Nicleu leur affirma qu’il pourrait bien les aider, mais la formule manquait, et impossible de lui faire dire où se la procurer. Cependant il consentait à les aider à retrouver Oneill. Selon lui leur ami avait été victime des muses malfaisantes du mont Parnasse, elles existaient bien et le sifflet pouvait effectivement les tenir en respect. Nany exultait.
En leur faisant passer un petit sachet qu’il sortit de sa besace, il leur expliqua :
- Dégustez ces cadeaux douteux, ils aident à déterminer où donc un idiot disparaît. Dédale en donne aux désespérés.
- Des champignons ? constata Mirea en ouvrant le sachet.
Les champignons magiques n’inspiraient pas Mirea ni Serpoga. En revanche Nany et Renault les considéraient avec une vive curiosité. Comment les utiliser ? Nicleu leur expliqua qu’ils plongeaient celui qui les mangeait dans un songe à l’issue duquel la solution du problème apparaissait. Dans le cas des muses malfaisantes, il leur faudrait sûrement aller chercher Oneill non loin d’ici et réciter quelques louanges aux muses pour le libérer. Comme ils avaient un sifflet, ils pourraient aussi l’utiliser pour faire fuir les muses à l’endroit où elles se trouvaient. Malheureusement il n’avait qu’une part, et celui qui la prendrait devrait se débrouiller sans les autres. Un seul d’entre eux pourrait faire le voyage.
- Désolé c’est ma dernière dose, vous devez désigner l’un de vous qui découvrira. Décidez !
Et là-dessus il les remercia pour la petite soirée et s’en alla comme il était venu. Un peu sonnés, les nantais possédaient toujours le petit sac de champignons sans savoir qui les mangerait. Pourtant ils étaient assez convaincus par Nicleu et n’avaient d’autre solution. Renault et Nany étaient tous les deux d’accord pour tenter l’aventure, mais Mirea ne voulait pas se séparer de son homme. En même temps elle craignait l’effet hallucinogène que pourraient avoir ces champignons, elle leur laisserait donc décider. Serpoga, lui, ne voulait vraiment pas essayer et ne prit pas parti. Finalement, Renault dont le cœur battait au rythme des regards de Mirea, accepta de rester pendant que Nany mangerait les champignons et advienne que pourra.
***
Nany se sentit tout à fait normal pendant les heures qui suivirent cet étrange épisode. Ils avaient joué au jeu du morceau de bois et du caillou sans grand enthousiasme en attendant les effets des champignons. Mais dans ces parties manquait les grands gestes d’Oneill lorsqu’il s’emparait violemment du morceau de bois ou du caillou. Finalement ils se retrouvèrent assis autour du feu à attendre, épuisés par leur journée. Mirea dormait dans les bras de Renault qui ne tarda pas à en faire de même. Serpoga, qui écoutait Nany parler – son monologue concernait-il le français moyen, le PAF, l’Europe ? –finit lui aussi par s’endormir dans son sac de couchage, les visions attendues n’arrivant pas. Cela faisait déjà plusieurs heures qu’ils luttaient contre le sommeil pour aider Nany qui avait promis à un Serpoga épuisé de les réveiller en cas de révélation.
Nany, lui ne se sentait pas le moins du monde fatigué mais avait une faim de loup. Il grignotait tout ce qu’il pouvait et relança une tournée de saucisses alors que tous les autres dormaient. Pour s’occuper il alimenta le feu, car il commençait à se sentir hyperactif. A peine les branches données en pâture aux flammes, il les remuait, soufflait sur les braises tout en avalant encore un morceau de pain. Puis il eut envie de marcher et remit ses chaussures, boucla son sac sans réfléchir pourquoi et fit plusieurs fois le tour de la clairière. Incapable de maîtriser ses pensées, il savait que les champignons commençaient à faire effet mais ne pouvait s’organiser en conséquence. Ainsi il ne réveilla pas les autres. Quand il y songeait, il craignait de devoir répondre à toutes leurs questions, puis déjà sa réflexion atteignait l’histoire des relations entre le groupe d’amis, la rencontre avec Serpoga, quelques années plus tôt, qui avait suivi celle des trois autres membres du quatuor urbain. Comme s’il comprenait certaines choses miraculeusement, Nany eut l’impression d’accéder à un nouveau degré de connaissance des relations humaines. Ainsi il prit tour à tour place dans la pensée de chacun des membres du groupe et comprit les tenants et aboutissants de toute leur manière d’être, des pensées les plus généreuses comme les plus mesquines. Il comprenait. Tout.
Son excitation augmentait très vite. En un instant il prit la décision de partir avec son sac, en emportant les quelques saucisses carbonisées car il les avait oubliées. Il lui fallait atteindre le sommet du mont Parnasse car c’était là qu’était Oneill. Il pouvait entendre les muses draguer son ami à mesure qu’il avançait dans la nuit. Il marchait très vite, et ne se rappelait même plus de quelle manière il avait quitté la clairière. Il y a combien de temps ? Avait-il laissé un mot ? Le sentier qu’il suivait était balisé mais il ne se préoccupait pas de la direction. Parfois un raccourci lui faisait les yeux doux, alors il avalait le dénivelé à grandes enjambées parmi les herbes puis les cailloux, à mesure qu’il prenait de l’altitude. Incapable de se souvenir à quelle heure il était parti, il n’avait aucune notion du temps et sa montre était illisible. Il ne fit pas la moindre pause et eut le temps de décomposer tout ce qui était arrivé à Oneill pendant les dernières heures. En compagnie de son ami, il entrait sur la plage et voyait les palmiers. Lui n’avait pas Hendrix en musique de fond, mais il savait qu’Oneill serait poussé par cette musique plaintive. Dans son voyage, Nany n’était pas poussé par une quelconque musique manipulatrice car il arrivait tel un policier sur une scène de crime. Il dirigeait les opérations, observait en chef qu’il était. Tandis qu’Oneill se vautrait sur les transats entouré par les magnifiques femmes en bikini, Nany inspectait les environs, le ciel incroyablement bleu était pour lui un ciel simplement bleu. Les muses, des prostituées qui se servaient de leur charme pour attirer les âmes. Son sifflet resta tranquillement dans sa poche car s’il avait retrouvé la scène du crime, les protagonistes n’étaient qu’imaginaires. Le moment n’était pas encore adapté, il attendrait la fin de la reconstitution, et trouverait Oneill.
Arrivé au sommet du mont, il s’assit et regarda le soleil se lever en mangeant ce qu’il lui restait. C’était une vision de rêve. A cette altitude il voyait dépasser de la ligne d’horizon parfaitement tracée par l’océan de nuages les premiers rayons du soleil dont il était le seul à profiter. Tout autour de lui le paysage était le même, et avec un peu d’imagination – il en avait à revendre – il se voyait en marin au milieu de l’océan, perché sur le mât d’un navire. A la fin de son ascension il lui avait fallu s’aider de ses mains pour escalader les rochers. Rien de bien dangereux, mais il n’était pas un habitué des randonnées et ce sentiment de communion avec la nature il ne le connaissait qu’à une altitude nulle, son éloignement de la civilisation se mesurait habituellement en milles au large des côtes atlantiques. Cette fois il avait découvert une nouvelle dimension, il s’était élevé au dessus des hommes, et il les voyait sans effort deux mille mètres sous ses pieds, vaquer à leurs occupations trop terre-à-terre.
Le moment était venu pour lui de goûter aux fleurs de Sogé qui le rapprocheraient d’Oneill. Ces fleurs aux couleurs rouges et noires constituaient l’unique végétation sur les dernières centaines de mètres du mont. Il en mangea trois pétales en mâchant bien, et regarda encore quelques minutes le soleil d’élever pour percer cette couche de nuages et atteindre bientôt les Hommes.